Numéro Spécial : L’Empire du Mali

Y eut-il une langue du Mali ? Quels rapports entre l’État conquérant de Sundiata Keita et l’ensemble des parlers qui constituent le groupe mandé ? Il y a là toute une série de problèmes dont on entrevoit bien quelques lignes directrices, mais qui ne sont pas actuellement solubles par manque d’études en profondeur, tant historiques que linguistiques.

Confrontation des données de l’histoire et de la linguistique.

On serait tenté de se demander si l’étendue actuelle des langues mandé n’est pas l’image même de ce que fut l’étendue du Mali. A vrai dire, ce serait dangereusement simplifier le problème. D’ailleurs, la carte ci-contre montre que des langues mandé sont Parlées bien au-delà des limites politiques du Mali ancien.

Un noyau central.

Il est plus plausible d’admettre qu’antérieurement au Mali, et durant un laps de temps impossible à préciser, mais à coup sûr assez long, il existait, disséminées dans l’Ouest africain, un grand nombre de peuplades parlant des langues mandé déjà très divergentes les unes des autres. L’une de ces peuplades eut une fortune particulière et fut à l’origine de l’État du Mali, qui acquit son indépendance au xiiie siècle avec Sundiata Keita. Il ne s’agissait pas d’un État rigoureusement limité à ses frontières, mais d’une aire assez vaste axée autour d’un noyau central, le Manding 1, avec Niani et Kangaba corhme capitales successives.

On y parlait vraisemblablement une langue mandé homogène et dont les trois faciès contemporains : malinké, bambara, diula, sont un vestige. La situation géographique actuelle du diula s’explique par des migrations récentes (XIXe siècle). Les aires du malinké et du bambara peuvent être considérées comme « en place ».

De ce noyau central sont parties, comme des ondes centrifuges, toute une série de conquêtes et, parallèlement, d’influences diverses : courants commerciaux, courants culturels. Les Malinké constituaient l’élément dynamique de ce noyau, mais il est possible que la différenciation en malinké, bambara, diula ne se soit vraiment accentuée qu’après la chute du Mali. De toute façon, il est visible, d’après la carte historique, que des peuples de langue mandé se trouvent aujourd’hui situés bien en dehors des limites politiques du Mali. Il est inutile de conjecturer sur ces faits, aucune donnee precise ne nous le permet, mais il faut bien se représenter combien put être complexe l’évolution qui aboutit au fractionnement dialectal contemporain : l’avènement du Mali occasionna des migrations, il y eut des conflits culturels et des phénomènes d’acculturation, c’est-à-dire autant de bouleversements qui influèrent considérablement sur l’évolution des langues et en accentuèrent les divergences.

Langues, migrations et contacts.

Au moment de la victoire de Sundiata Keita sur Sumanguru Kanté, chef de la dynastie soso de Ghana il y avait d’autres langues mandé parlées par des comMunautés politiquement indépendantes du Mali naissant. Tel était le cas de l’État soso de Ghana; les langues actuelles, l’azer, le soninké (sarakholé), le soso, le dialonké, peut-être aussi le bozo, peuvent être considérées comme les vestiges d’un type de langues mandé parentes du manding. Les îlots azer et soninké sont les vestiges « en place » d’une aire linguistique plus vaste, encore que beaucoup de gens qui se disent Soninké, mais qui ne parlent plus la langue, soient dispersés à l’est, jusqu’à Dédugu. L’habitat actuel des Soso et des Dialonké n’est que la demière étape d’une migration qui les mena du Ghana vers les refuges montagneux du Futa Dialo, d’où ils furent en partie délogés au XVIIIe siècle par la guerre sainte (aussi une guerre d’émancipation) que menèrent les Peuls de Karamoko Alfa et d’Ibrahima Sori.

Certaines des langues parlées par les peuples dont les migrations furent une conséquence directe de la chute définitive du Ghana semblent pouvoir se classer dans un sous-groupe dit manding archaïque (cf. infra).

Toutefois, la présence d’îlots linguistiques hors des limites du Mali, tels que le toma, le kpèlè, le mendi, le vay, le guro, le ligbi, le bobo, le bisa, le busa, etc. est-elle à mettre sur le compte des migrations qui résultent de la création et des guerres du Mali, ou bien doivent-ils être considérés comme les vestiges d’une très ancienne extension du groupe linguistique mandé ? Les deux hypothèses doivent être valables, mais il n’est pas possible de situer chaque peuple en particulier dans l’un ou l’autre terme de cette alternative.

Il est vraisemblable d’ailleurs que l’influence du Mali ait provisoirement redonné vie à tous ces îlots linguistiques. Cette influence en effet rayonna très loin des plateaux manding, et les limites politiques n’en marquent certainement pas l’arrêt. Elle ne trouva guère pour obstacle que le bloc mosi à l’est et la forêt au sud, encore que cet obstacle n’en fût pas un pour les commerçants. (Les Mosi n’appellent-ils pas more 2 et les Fon malenu un musulman 2 ? Pour les uns et les autres, les musulmans sont des « gens du Mali »). Ces obstacles étaient politiques, mais les mots, les notions, les coutumes vestimentaires, la pacotille pouvaient se frayer un chemin. Et il est très plausible que la présence, un peu partout dans l’Ouest africain, d’îlots linguistiques mandé ait pu considérablement aider à la circulation des objets, des habitudes et des idées provenant du Mali.

Fig. 1. — Le groupe linguistique mandé.
En somme, l’Etat du Mali fut le fait de gens parlant une langue, le manding, qui a subsisté jusqu’à nos jours sous les faciès du malinké, du bambara et du dyula. Ils représentent une fraction, la plus dynamique, de cet ensemble de gens culturellement divers, mais apparentés par la langue, et qui aujourd’hui sont représentés par des îlots linguistiques dont plusieurs sont isolés au milieu de communautés étrangères. La carte linguistique du mandé ne se superpose donc pas entièrement à la carte politique du Mali.

Le Mali s’est imposé politiquement à de nombreux peuples, mais n’a pas, semble-t-il, imposé sa langue. Dans tout le domaine nord-est, jusqu’aux confins de la tamashek, on ne trouve pas de traces de langue mandé. Tous les autres sous-groupes mandé répartis dans l’Ouest africain sont les vestiges ou de migrations consécutives à la création du Mali, ou de peuples installés antérieurement au Mali. Il est très possible que cette répartition, clairsemée aujourd’hui, ait été plus dense autrefois, et qu’elle ait favorisé et canalisé la circulation des prcduits et des idées du Mali.

Les traits structuraux des langues mandé.

Quels sont les traits structuraux attestés dans les langues mandé ? On ne peut ici qu’esquisser brièvement un inventaire, eu égard à l’insuffisance des informations.

  1. Richesse du vocalisme. Un système de voyelles à sept timbres fonctionnels est attesté dans toutes les langues mandé connues. Le soso et le bobo possèdent deux séries parallèles de voyelles, orales et nasales. Il semble qu’il en soit de même dans les trois langues mandingues.
  2. Les langues mandé ne sont pas, comme on l’a dit trop souvent, des langues monosyllabiques. Il n’est que de consulter le travail de M. Delafosse (La langue mandingue et ses dialectes, II, Dictionnaire mandingue-français, Geuthner, 1955) pour se rendre compte que la majorité des « mots » sont à deux syllabes (type CVCV) 3.
    C’est une hypothèse toute gratuite que de supposer que les disyllabes en question dérivent de racines de type CV. Le lexique soso n’a qu’un pourcentage de 6,4 % de monosyllabes, dont 2,77 % sont des mots grammaticaux (morphèmes). Il existe toutefois des tendances au monosyllabisme, accusées par exemple en bobo et en guro.
  3. Certaines langues mandé sont à tons, c’est-à-dire qu’elles utilisent, comme unités à fonction distinctive, non seulement des consonnes et des voyelles, mais aussi des hauteurs musicales supportées par le noyau vocalique. C’est le cas du soso, du bobo et du mendi, qui possèdent deux hauteurs fonctionnelles, un ton bas et un ton haut. Seules ces trois langues ont été l’objet d’études sociologiques. Il serait hasardeux de considérer, sans justification scientifique, toutes les langues mandé comme tonales, bien que ce trait soit probablement très répandu.
  4. Toutes les langues mandé connues ont un système morphologique très restreint. Les fonctions significatives sur le plan grammatical ont recours principalement à l’ordre des mots, et à des modifications de tonalité pour les langues à tons.
  5. Les unités significatives (mots) sont formées, surtout pour les groupes nominaux, par des procédés soit de dérivation (noms d’agents, noms d’état, instrumentaux, locatifs, ethniques, augmentatifs, diminutifs, etc.), soit de composition. Il s’ensuit que les énoncés peuvent comparer des unités significatives très longues, jusqu’à sept, huit syllabes et plus.
  6. L’ordre des mots dans la phrase semble être toujours sujet-prédicat, le régime direct précède le verbe ; le régime indirect, marqué par une postposition, est successif au verbe.
  7. Bien qu’il existe des conjonctions de subordination, la phrase courante est le plus souvent paratactique, c’est-à-dire composée de groupes prédicatifs complexes coordonnés les uns aux autres, mais non subordonnés.

Il est encore prématuré de proposer une classification interne des langues du groupe. Il est toutefois admis que celle de M. Delafosse est insuffisante. Celui-ci distinguait deux sous-groupes qu’il appelait mandé-tan et mandé-fu, selon le vocable tan ou fu signifiant « dix ». Il s’avère aujourd’hui que seul le sous-groupe mandé-tan est justifié ; c’est celui que nous avons appelé manding et qui groupe le bambara, le diula et le malinké, ce dernier étant différencié en malinké de l’Est (Sigiri, Kankan), en malinké de l’Ouest (Gambie, Guinée portugaise, Haute-Casamance). Un second sous-groupe serait le manding archaïque, comprenant le soninké, le soso, le dialonké et peut-être le bozo. Un troisieme sous-groupe est constitué par des langues du type mendi, toma, kpèlè, caractérisées par un système d’alternances consonantiques à l’initiale des noms en rapport avec la catégorie de la détermination, et par un système pronominal complexe sur lequel reposent diverses valeurs de modalités verbales. Un quatrième sous-groupe serait constitué par le bobo, dont le trait le plus marquant est un système multiple de marques du nombre. Cette classification ne tient compte que des langues dont une description suffisamment systématique a été faite ; elle est donc toute provisoire et peut fort bien être remise en question.

Situation actuelle de la langue manding.

A strictement parler, il n’existe pas une langue générale du Mali. La Fédération actuelle du Mali est une réalité politique qui s’est constituée sur la base de données historiques récentes en rapport avec la colonisation, et non sur la base d’une communauté ethnique et culturelle. Le wolof du Sénégal et la langue des Mosi de Haute-Volta représentent des types structuraux aussi éloignés du manding que le français l’est du polonais.

Par contre, s’il n’existe pas une langue générale du Mali, il existe des conditions extrêmement favorables à l’officialisation d’une langue, et la Fédération du Mali se trouverait la première intéressée à cette entreprise. Quelles sont-elles ?

  1. La répartition géographique du manding est homogène dans un quadrilatère Tambakunda, Kurusa, Segela, Mopti. Il existe certes des différences dialectales dans ce vaste domaine, mais elles sont minimes et une officialisation de la langue tendrait à les faire résorber.
  2. Le manding est parlé par environ 3 millions d’individus culturellement mandé. Mais il faut tenir compte du fait que le bambara et le dyula sont devenus les langues véhiculaires de peuples dont la première langue n’est pas le manding ; ainsi en Haute-Volta et dans le nord de la Côte-d’Ivoire.

On peut donc estimer à 4 millions et demi au moins le nombre des gens parlant le manding comme première ou seconde langue.

On a pris la mauvaise habitude de lier toutes les questions relatives à l’application des langues africaines à celle de leur utilisation dans l’enseignement aux premiers niveaux du primaire. C’est noyer le problème à l’avance, car les questions d’enseignement ont soulevé et soulèvent des passions pour le moins discordantes. Or, l’enseignement dans une langue africaine, à l’instar du système des pays d’influence anglaise, supposerait une réorganisation complète de la formation donnée aux instituteurs dans les écoles normales ; cela représente déjà un très sérieux obstacle. Par contre, l’affirmation, incluse dans la constitution du Mali, du français comme langue officielle, ne doit pas faire reléguer les langues noires au rang de moyens de communication secondaires, uniquement limités à des messages locaux, à des palabres d’intérêt local, à des entretiens sur la coutume.

Les langues en Afrique ont une fonction culturelle, et cela d’autant plus que l’essentiel des cultures est conservé dans un patrimoine essentiellement oral 4 et transmis par des moyens oraux.

Ces conditions sont autant d’atouts pour une politique culturelle qui chercherait à mettre en honneur les langues africaines et à aider au développement d’un humanisme nègre par une prise de conscience de la culture orale 4 . Reconnaître officiellement la langue manding reviendrait donc, de la part des Autorités, à créer une commission d’étude des problèmes culturels et linguistiques, à proposer une orthographe, à éditer des manuels et des livres de textes, à attirer l’attention, par voie de propagande, sur la fonction, sur les qualités internes, sur les possibilités d’avenir de la langue, de la culture et de l’histoire manding.

C’est pourquoi, si la langue manding devait être remise en honneur dans le cadre d’une politique culturelle, il serait nécessaire que cette remise en honneur ne soit pas subjuguée par le problème de l’utilisation du manding dans l’enseignement, car, alors, on peut être sûr à l’avance qu’aucune mesure ne verrait le jour. La fonction pédagogique des langues noires, par laquelle les jeunes élèves seraient introduits aux premiers stades de l’enseignement dans une langue qui leur est familière, doit être bien distiiiguée de la fonction culturelle, par laquelle la langue apparaît comme un patrimoine et un réceptacle des valeurs d’une culture.

On a souvent nié la seconde parce que la première apparaissait incapable de se concrétiser dans des applications pratiques. A vrai dire, une politique culturelle ne doit pas se confondre avec une politique de l’enseignement, bien que celle-là ait des incidences directes sur celle-ci.

M. Houis.
(IFAN, Dakar)

Notes
1. Une terminologie s’est plus en moins imposée. On appelle mandé le groupe linguistique dans son ensemble et manding le sous-groupe constitué par les langues malinké bambara et dyula. Mali est plus spécialement un terme d’histoire et désigne l’État. C’est le même radical qu’on retrouve dans marka (litt. gens de mari), (l) et (r) étant deux sons apicaux et acoustiquement très proches. 1 serait intéressant de savoir si les Africains estiment justifiées ces diverses acceptions terminologiques.
2. On retrouve dans more et male-nu la même racine, dont le squelette consonantique est ML ou MR.
3. C et V sont les symboles respectivement de Consonne et Voyelle.
4. Nous renvoyons à notre article « Préalables à un humanisme nègre », Esprit, novembre 1958.

PenseeCourtemanche

Bienvenue dans mon monde d'exploration et de découverte ! Je suis Ingrid Allain, une voyageuse passionnée avec une curiosité insatiable pour la riche tapisserie de la culture africaine. Pour moi, l'Afrique n'est pas juste une destination ; c'est une fascination de toute une vie et une source d'inspiration. Des rythmes vibrants des cercles de tambours d'Afrique de l'Ouest à la perlerie complexe des artisans Maasaï, chaque coin de ce continent détient un trésor de traditions à découvrir. À travers mes écrits, je vise à partager la beauté, la diversité et la résilience des cultures africaines avec le monde. E-mail: [email protected] / Linkedin