Littérature coloniale/René Maran/Batouala/Préface
René Maran (1887-1960)
Batouala. Véritable roman nègre
Prix Goncourt 1921. Paris. Albin Michel. 250 pages
Préface
Henri de Régnier, Jacques Boulenger, tuteurs de ce livre, je croirais manquer de coeur si, au seuil de la préface que voici, je ne reconnaissais tout ce que je dois à votre bienveillance et à vos conseils.
V ous savez aVec quelle ardeur je souhaite la réussite de ce roman. Il n’est, à vrai dire, qu’une succession d’eaux-fortes. Mais j’ai mis six ans à le parfaire. J’ai mis six ans à y traduire ce que j’avais, là-bas, entendu, à y décrire ce que j’avais vu.
Au cours de ces six années, pas un moment je n’ai cédé à la tentation de dire mon mot. J’ai poussé la conscience objective jusqu’à y supprimer des réflexions qu’on aurait pu m’attribuer.
Les nègres de l’Afrique Equatoriale sont en effet irréfléchis. Dépourvus d’esprit critique, ils n’ont jamais eu et n’auront jamais aucune espèce d’intelligence. Du moins, on le prétend. A tort, sans doute. Car, si l’inintelligence caractérisait le nègre, il n’y aurait que fort peu d’Européens.
Ce roman est donc tout objectif. Il ne tâche même pas à expliquer: il constate. Il ne s’indigne pas : il enregistre. Il ne pouvait en être autrement. Par les soirs de lune, allongé en ma chaise longue, de ma véranda, j’écoutais les conversations de ces pauvres gens. Leurs plaisanteries prouvaient leur résignation. Ils souffraient et riaient de souffrir.
Ah ! monsieur Bruel, en une compilation savante, vous avez pu déclarer que la population de l’Oubangui-Chari s’élevait à 1.350.000 habitants. Mais que n’avez-vous dit, plutôt, que dans tel petit village de l’Ouahm, en 1918, on ne comptait plus que 1.080 individus sur les 10.000 qu’on avait recensés sept ans auparavant. Vous avez parlé de la richesse de cet immense pays. Que n’avez-vous dit que la famine y était maîtresse ?
Je comprends. Oui, qu’importe à Sirius que dix, vingt ou même cent indigènes aient cherché, en un jour d’innommable détresse, parmi le crottin des chevaux appartenant aux rapaces qui se prétendent leurs bienfaiteurs, les grains de maïs ou de mil non digérés dont ils devaient faire leur nourriture !
Montesquieu a raison, qui écrivait, en une page où, sous la plus froide ironie, vibre une indignation contenue : « Ils sont noirs des pieds jusqu’à la tête, et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre. »
Après tout, s’ils crèvent de faim par milliers, comme des mouches, c’est que l’on met en valeur leur pays. Ne disparaissent que ceux qui ne s’adaptent pas à la civilisation.
Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier d’innocents, Rabindranath Tagore, le poète hindou, un jour, à Tokio, a dit ce que tu étais !
Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi que tu veuilles, quoi que tu fasses, tu te meus dans le mensonge. A ta vue, les larmes de sourdre et la douleur de crier. Tu es la force qui prime le droit. Tu n’es pas un flambeau, mais un incendie. Tout ce à quoi tu touches, tu le consumes …
Honneur du pays qui m’a tout donné, mes frères de France, écrivains de tous les partis ; vous qui, souvent, disputez d’un rien, et vous déchirez à plaisir, et vous réconciliez tout à coup, chaque fois qu’il s’agit de combattre pour une idée juste et noble, je vous appelle au secours, car j’ai foi en votre générosité.
Mon livre n’est pas de polémique. Il vient, par hasard, à son heure. La question nègre est « actuelle ». Qui a voulu qu’il en fût ainsi ? Mais les Américains. Mais les campagnes des journaux d’Outre-Rhin. Mais Romulus Coucou, de Paul Reboux, Le Visage de la Brousse, de Pierre Bonardi et l’Isolement, de ce pauvre Bernard Combette. Et n’est-ce pas vous, « Eve », petite curieuse, qui, au début de cette année. alors que vous étiez encore quotidienne, avez enquêté afin de savoir si une blanche pouvait épouser un nègre ?
Depuis, Jean Finot a publié, dans la Revue, des articles sur l’emploi des troupes noires. Depuis, le Dr Huot leur a consacré une étude au Mercure de France. Depuis, M. Maurice Bourgeois a dit, dans Les Lettres, leur martyre aux EtatsUnis.
Enfin, au cours d’une interpellation à la Chambre, le ministre de la Guerre, M. André Lefèvre, ne craignit pas de déclarer que certains fonctionnaires français avaient cru pouvoir se conduire, en Alsace-Lorraine reconquise, comme s’ils étaient au Congo Français.
De telles paroles, prononcées en tel lieu, sont significatives. Elles prouvent, à la fois, que l’on sait ce qui se passe en ces terres lointaines et que, jusqu’ici, on n’a pas essayé de remédier aux abus, aux malversations et aux atrocités qui y abondent. Aussi « les meilleurs colonisateurs ont-ils été, non les coloniaux de profession, mais les troupiers européens, dans la tranchée ». C’est M. Blaise Diagne qui l’affirme.
Mes frères en esprit, écrivains de France, cela n’est que trop vrai. C’est pourquoi, d’ores et déjà, il vous appartient de signifier que vous ne voulez plus, sous aucun prétexte, que vos compatriotes, établis là-bas, déconsidèrent la nation dont vous êtes les mainteneurs.
Que votre voix s’élève ! Il faut que vous aidiez ceux qui disent les choses telles qu’elles sont, non pas telles qu’on voudrait qu’elles fussent. Et plus tard, lorsqu’on aura nettoyé les suburres coloniales, je vous peindrai quelques-uns de ces types que j’ai déjà croqués, mais que je conserve, un temps encore, en mes cahiers. Je vous dirai qu’en certaines régions, de malheureux nègres ont été obligés de vendre leurs femmes à un prix variant de vingt-cinq à soixante-quinze francs pièce pour payer leur impôt de capitation. Je vous dirai …
Mais, alors, je parlerai en mon nom et non pas au nom d’un autre ; ce seront mes idées que j’exposerai et non pas celles d’un autre. Et, d’avance, des Européens que je viserai, je les sais si lâches, que je suis sûr que pas un n’osera me donner le plus léger démenti.
Car, la large vie coloniale, si l’on pouvait savoir de quelle quotidienne bassesse, on n’en parlerait plus. Elle avilit peu à peu. Rares sont, même parmi les fonctionnaires, les coloniaux qui cultivent leur esprit. Ils n’ont pas la force de résister à l’ambiance. On s’habitue à l’alcool. Avant la guerre, nombreux étaient les Européens capables d’assécher à eux seuls plus de quinze litres de pernod, en l’espace de trente jours. Depuis, hélas! j’en ai connu un, qui a battu tous les records. Quatre-vingts bouteilles de whisky de traite, voilà ce qu’il a pu boire, en un mois.
Ces excès et d’autres, ignobles, conduisent ceux qui y excellent à la veulerie la plus abjecte. Cette abjection ne peut qu’inquiéter de la part de ceux qui ont charge de représenter la France. Ce sont eux qui assument la responsabilité des maux dont souffrent, à l’heure actuelle, certaines parties du pays des noirs.
C’est que, pour avancer en grade, il fallait qu’ils n’eussent « pas d’histoires ». Hantés de cette idée, ils ont abdiqué toute fierté. Ils ont hésité, temporisé, menti et délayé leurs mensonges. Ils n’ont pas voulu voir. Ils n’ont rien voulu entendre. Ils n’ont pas eu le courage de parler. Et à leur anémie intellectuelle l’asthénie morale s’ajoutant. sans un remords, ils ont trompé leur pays.
C’est à redresser tout ce que l’administration désigne sous l’euphémisme « d’errements » que je vous convie. La luite sera serrée. Vous allez affronter des négriers. Il vous sera plus dur de lutter contre eux que contre des moulins. Votre tâche est belle. A l’oeuvre donc, et sans plus attendre. La France le veult !
Ce roman se déroule en Oubangui-Chari, l’une des quatre colonies relevant du Gouvernement Général de l’Afrique Equatoriale Française. Limitée au sud par l’Oubangui, à l’est par la ligne de partage des eaux Congo-Nil, au nord et à l’ouest par celle du Congo et du Chari, cette colonie, comme toutes les colonies du groupe, est partagée en circonscriptions et en subdivisions.
La circonscription est une entité administrative. Elle correspond à un département. Les subdivisions en sont les sous-préfectures.
La circonscription de la Kémo est l’une des plus importantes de l’Oubangui-Chari. Si l’on travaillait à ce fameux chemin de fer, dont on parle toujours et qu’on ne commence jamais, peut-être que le poste de Fort~Sibut, chef-lieu de cette circonscription, en deviendrait la capitale.
La Kémo comprend quatre subdivisions : Fort-de- Possel, Fort-Sibul, Dekoa et Grimari. Les indigènes, voire les Européens, ne les connaissent respectivement que sous les noms de Kémo, Krébidgé, Combélé et Bamba. Le chef-lieu de la circonscription de la Kémo, Fort-Sibut, dit Krébédgé, est situé environ cent quatre-vingt-dix kilomètres au nord de Bangui, ville capitale de l’Oubangui-Chari, où le chiffre des Européens n’a jamais dépassé cent cinquante individus.
La subdivision de Grimari, ou encore de la Bamba ou de la Kandjia, du double nom de la rivière auprès de laquelle on a édifié le poste administratif, est à cent vingt kilomètres environ à l’est de Krébédgé.
Cette région était très riche en caoutchouc et très peuplée. Des plantations de toutes sortes couvraient son étendue. Elle regorgeait de poules et de cabris. Sept ans ont suffi pour la ruiner de fond en comble. Les villages se sont disséminés, les plantations ont disparu, poules et cabris ont été anéantis. Quant aux indigènes, débilités par des travaux incessants, excessifs et non rétribués. On les a mis dans l’impossibilité de se consacrer à leurs semailles même le temps nécessaire. Ils ont vu la maladie s’installer chez eux, la famine les envahir et leur nombre diminuer.
Ils descendaient pourtant d’une famille robuste et guerrière, âpre au mal, dure à la fatigue. Ni les razzias senoussistes, ni de perpétuelles dissensions intestines n’avaient pu la délruire. Leur nom de famille garantissait leur vitalité. N’étaient-ils pas des « bandas »? Et « bandas » ne veut-il pas dire « filets » ? Car c’est au filet qu’ils chassent, à la saison où les feux de brousse incendient tous les horizons.
La civilisation est passée par là. Et dakpas, m’bis, maroukas, la’mbassis, sabangas et n’gapous, toutes les tribus bandas ont été décimées …
La subdivision de Grimari est fertile, giboyeuse et accidentée. Les boeufs sauvages et les phacochères y pullulent, ainsi que les pintades, les perdrix et les tourterelles.
Des ruisseaux l’arrosent en tous sens. Les arbres y sont rabougris et clairsemés. A cela rien d’étonnant: la sylve équatoriale s’arrête à Bangui. On ne rencontre de beaux arbres qu’au long des galeries forestières bordant les cours d’eaux.
Les rivières serpentent entre des hauteurs que les « bandas », en leur langue, appellent « kagas ».
Les trois qui sont les plus rapprochés de Grimari sont: le kaga Kosségamba, le kaga Gobo et le kaga Biga.
Le premier se dresse à deux ou trois kilomètres au sud~est du poste, et borne, dans cette direction, la vallée de la Bamba. Le Gobo et le Biga sont en pays n’ gapou, à une vingtaine de kilomètres au nord-est…
Voilà, décrite en quelques lignes, la région où va se dérouler ce roman d’observation impersonnelle. Maintenant, ainsi que disait Verlaine tout à la fin des « terza rima» liminaires de ses Poèmes Saturniens
Maintenant, va, mon livre, où le hasard te mène.
Dix-sept ans ont passé depuis que j’ai écrit cette préface. Elle m’a valu bien des injures.
Je ne les regrette point. Je leur dois d’avoir appris qu’il faut avoir un singulier courage pour dire simplement ce qui est.
Paris ne pouvait pourtant ignorer que Batouala n’avait fait qu’effleurer une vérité qu’on n’a jamais tenu à connaître à fond.
En veut-on une preuve entre mille ? Une mission d’inspection est arrivée au Tchad dans les premiers jours de janvier 1922, c’ est-à-dire au moment où les polémiques que mon livre avait provoquées ballaient leur plein.
Elle aurait dû enquêter, c’était même son plus élémentaire devoir, sur les faits que j’avais signalés.
Le contraire se produisit. Ordre lui fut donné de porter ses recherches ailleurs.
Cette excessive prudence ne mérite aucun commentaire.
Je n’ai eu qu’en 1927 les satisfactions morales qu’on me devait. C’est cette année-là qu’André Gide a publié Voyage au Congo. Denise Moran faisait paraître Tchad peu après. Et les Chambres étaient saisies des horreurs auxquelles donnait lieu la construction de la voie ferrée Brazzaville-Océan.
Il ne me reste, de tout ce passé si proche, que d’avoir fait mon devoir d’écrivain français et de n’avoir jamais voulu profiter de mon brusque renom pour devenir un patriote d’affaires.
Paris, le 23 novembre 1937.
R.M.
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