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La chute de Modibo Keita/A bord du bateau “Général Soumaré”


Bintou Sanankoua
La chute de Modibo Keita

Coll. Afrique Contemporaine, dirigée par Ibrahima Baba Kaké
Paris. Editions Chaka. 1990. 196 p.


 

II. — A bord du bateau “Général Soumaré”

Après avoir clôturé la 8ème conférence économique de Mopti, le président Modibo Keita s’embarque sur le bateau “Général Soumaré” en compagnie de sa femme et de l’importante délégation qui l’accompagne à destination de Koulikoro, le port fluvial de Bamako sur le Djoliba. C’est donc à bord du “Général Soumaré” et avant d’atteindre Koulikoro que le président apprend la mutinerie des militaires.
Le voyage se déroule normalement jusqu’aux abords de Koulikoro. A toutes les escales les militants sortent massivement pour ovationner la délégation présidentielle, renouvellent leur attachement au secrétaire général du parti et à l’option socialiste. A l’escale de Ségou, le célèbre Garangué Mamou 3 pousse la flatterie jusqu’à comparer les qualités de Modibo Keita à celles du prophète Mahomet ! Le président prononce partout le même discours, invitant les militants à plus de vigilance et à plus d’ardeur pour remporter de nouvelles victoires. Nyamina est la dernière escale avant Koulikoro. A l’approche de Koulikoro, ce mardi 19 novembre au matin, des pirogues remplies de militants chantant et dansant escortent le bateau présidentiel au grand plaisir des passagers qui savourent le spectacle depuis le pont du bateau. C’est pendant ce temps que le message du directeur de la Sûreté, Oumar Boré, tombe sur le poste émetteur du bateau : les militaires de Kati sont descendus sur Bamako, ont procédé à l’arrestation des responsables et s’apprêtent à arrêter les membres de la délégation présidentielle à leur descente du bateau. C’est l’aide de camp du président qui lui transmet le message.

Dès que le président prend connaissance du contenu du message, il appelle sa femme dans leur cabine et s’entretient rapidement avec elle. Il s’entretient ensuite avec David Coulibaly, le responsable des jeunes et membres du C.N.D.R., et Nama Keita, le représentant des syndicats dans la délégation. On connaît bien la place particulière des jeunes et des travailleurs dans la Révolution active.

Le président convoque enfin tous les membres de la délégation au salon et leur donne la teneur du message. La lecture du message du chef de la Sûreté provoque un tollé général. Les passagers du bateau s’indignent. Comment est-ce possible ? L’armée malienne ? Certains parlent d’inconscience. D’autres de châtiment exemplaire. D’autres proposent de retourner à Ségou y prendre du renfort. D’autres parlent de l’aviation de Tessalit qui doit pouvoir rétablir l’ordre assez rapidement. Pour beaucoup, il s’agit tout simplement d’une simple réaction de prudence. Manifester bruyamment sa désapprobation est en quelque sorte une garantie pour l’avenir, lorsque le danger écarté, il s’agira de faire le compte des fidèles.
Modibo Keîta est-il dupe ? Quoi qu’il en soit, il laisse parler les uns et les autres, écoute, et seulement alors intervient. A ceux qui proposent de retourner à Ségou ou de faire appel à l’aviation de Tessalit, il montre la dérision de telles propositions. A celui qui s’écrie avec indignation :
— Qu’est-ce que la population a fait ?
Il répond calmement :
— Qu’est-ce qu’elle peut faire les mains nues devant des hommes en armes ?
Sur un ton calme, il brosse la situation du Mali, rappelle toutes les difficultés auxquelles les Maliens sont confrontés et que le parti et le gouvernement n’ont pas pu résoudre jusqu’à ce jour (problèmes de ravitaillement, problèmes frontaliers, l’austérité, les errements). Il pense que ceux qui tentent de s’emparer du pouvoir aujourd’hui ont peut-être des solutions à proposer au peuple malien, ce sont des Maliens, des citoyens, ils ont donc le droit de vouloir résoudre les problèmes auxquels le peuple est confronté. Il ajoute qu’il ne peut pas lancer un appel au peuple malien pour résister aux militaires s’il n’a pas de solution à leur proposer. Ceux qui tentent de s’emparer du pouvoir ont engagé leur vie et ont tous les moyens de destruction. Donc pour sauver le pouvoir, il n’est pas question de verser le sang du peuple malien, de mettre la vie des maliens en péril. Mais il pense que l’équipe qui dirige le pays jouit de la confiance du peuple et d’une bonne réputation. Il répète qu’il n’est pas question de préférer le pouvoir au peuple en l’appelant à la résistance. Il propose qu’ils continuent jusqu’à Bamako normalement comme prévu, pour voir et entendre. « S’ils (les militaires) veulent le pouvoir, qu’ils le prennent, ce sont des citoyens comme nous ».
C’est en chef que Modibo leur parle. Tous se taisent et ravalent leur peur ou leur trouble. Son attitude oblige moralement chacun à conserver sa dignité. Ainsi, les passagers du « Général Soumaré », bien que sachant le sort qui les attend à l’arrivée, bien que sachant que certains de leurs compagnons ont déjà été arrêtés à Bamako, continuent leur route vers le port de Koulikoro. Pourtant certains d’entre eux n’avaient plus rien à attendre du régime. Ils se sentaient visés et menacés par les mesures de radicalisation. Quelques-uns avaient tenté en vain pendant toute la traversée, d’aborder Modibo Keita ou son épouse pour plaider leur cause ou du moins s’expliquer. Ils ne manifestent aucun signe extérieur traduisant ce qui se passe en eux.
L’équipage du bateau ignore tout. C’est en tenue blanche de parade qu’il a formé la haie, rend hommage au président et se soucie de savoir s’il est satisfait de la traversée. Leur chef dit au président quand celui-ci débarque : « Nous sommes des soldats prêts à mourir à vos côtés, le soldat n’a peur que quand son général a peur, or vous, vous n’avez pas peur ».
A Koulikoro, le dispositif habituel d’accueil est en place, les pionniers et les militants en liesse. Apparemment ils ne sont au courant de rien. Le secrétaire général de Koulikoro, le député Mamadou Diarrah, prononce le discours de bienvenue. L’accueil de Koulikoro est un autre temps fort de cette journée du 19 novembre. Le président de la République, sans se départir de son calme, avec une voix absolument sereine, drapé dans sa dignité de chef d’Etat, prend la parole sans rien laisser deviner de ce qui se passe en lui ou à Bamako. Mais plus qu’un discours de remerciement pour la chaleur de l’accueil, c’est un appel passionnant et pathétique à la jeunesse. Modibo a toujours cru en la jeunesse. C’est la jeunesse qui l’a pratiquement entraîné dans la Révolution active. En ces heures d’incertitude, c’est vers la jeunesse qu’il se tourne, c’est à la jeunesse qu’il lance un appel comme si c’est elle seule qui pouvait sauver ou continuer ce qu’il a entrepris. Le refrain à ce bref discours de Koulikoro était « quoi qu’il arrive, tenez aux acquis de la révolution ». Après le discours et les politesses d’usage, la délégation présidentielle prend place à bord des voitures et s’ébranle vers Bamako. Pas un militaire en vue de Koulikoro contrairement à ce que le message annonçait. Les militants les ont-ils déjà neutralisés ? On poursuit le voyage comme si de rien n’était, même si on oublie de faire débarquer du bateau tout ce bon poisson frais ramené de Mopti.
Il y avait de grands absents dans le bateau. Mamadou Diakité, le ministre délégué à la présidence chargé de la Défense. Il avait assisté à la conférence de Mopti, mais au lieu de s’embarquer sur le bateau, obtient l’autorisation d’aller voir ses parents à Kona, localité située à une cinquantaine de kilomètres de Mopti. Madéira Keïta le ministre de la justice et du travail qui passe pour être l’idéologue du parti. Il s’est rendu à Mopti en compagnie d’Yvon Bourges pour inaugurer la route Ségou-Mopti construite sur un financement de la C.E.E. Chef de zone de la région de Mopti 4, il est resté sur place pour se concerter avec les différents responsables de sa zone. Seydou Tall, le ministre de l’éducation nationale, accompagne Madéira Keita et Yvon Bourges et après la conférence de Mopti, obtient l’autorisation d’aller voir son père à Bandiagara. Jean-Marie Koné, celui qui passe, aux yeux des adversaires des négociations franco-maliennes, comme l’artisan des accords « scélérats » franco-maliens et le responsable de cette dévaluation sauvage de 50 % du franc malien par rapport au franc CFA. Il était dans le collimateur dela Révolution active et avait dégringolé de son poste de ministre d’Etat chargé du Plan et de la Coordination des affaires économiques et financières à celui du ministre du Plan au remaniement ministériel du 7 février 1968. Il était bien à Mopti mais reste un peu isolé, loin du chef de l’Etat. Il regagne Bamako par la route. Pourquoi n’était-il pas dans le bateau ? Il y a plusieurs explications possibles. Il est réellement menacé par la Révolution active. Les « purs et durs » n’ont-ils pas voulu lui faire une place parmi eux dans le bateau ? Se sentait-il si mal à l’aise en leur compagnie qu’il décide lui-même de ne pas faire le voyage retour avec eux ? Etait-il au courant de ce qui se passerait à Bamako le 19 novembre ?


PenseeCourtemanche

Bienvenue dans mon monde d'exploration et de découverte ! Je suis Ingrid Allain, une voyageuse passionnée avec une curiosité insatiable pour la riche tapisserie de la culture africaine. Pour moi, l'Afrique n'est pas juste une destination ; c'est une fascination de toute une vie et une source d'inspiration. Des rythmes vibrants des cercles de tambours d'Afrique de l'Ouest à la perlerie complexe des artisans Maasaï, chaque coin de ce continent détient un trésor de traditions à découvrir. À travers mes écrits, je vise à partager la beauté, la diversité et la résilience des cultures africaines avec le monde. E-mail: [email protected] / Linkedin
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