L’Afrique Française en ébullition au lendemain de la deuxième guerre mondiale
Pierre Kipré
Le congrès de Bamako
ou la naissance du RDA
Paris. Editions Chaka. 1962. 190 p.
Coll. “Afrique Contemporaine” dirigée par Ibrahima Baba Kaké
L’Afrique Française en ébullition
au lendemain de la deuxième guerre mondiale
1. — L’Afrique Française coloniale dans l’immédiat après-guerre
C’est patiemment que la France s’est constituée partie prenante dans la conquête de l’Afrique. C’est en quelques dizaines d’années, principalement entre 1890 et 1920, qu’elle a bâti son « Empire » d’Afrique et consolidé son pouvoir absolu sur ces terres.
En 1946, elle n’a pas encore perdu une parcelle de ces territoires dont elle est maîtresse.
L’espace colonial : les possessions françaises d’Afrique
Une carte de l’Afrique colonisée en 1946 fait apparaître que l’implantation de la France sur ce continent est constituée de trois ensembles géographiques assez distincts, du Nord au Sud.
Sur les rivages méditerranéens, du Maroc à la Tunisie, la France occupe deux royames (royaume chérifien du Maroc et Tunisie) ; ils ont le statut de « protectorat » déjà avant… la Première Guerre Mondiale. Par voie de conquête surtout, et jusqu’à l’aube du XIXe siècle, elle a un autre territoire, l’Algérie, une ancienne possession turque devenue colonie française. Ici comme dans les « protectorats », la présence française s’étend largement loin du littoral maritime. L’Algérie et le Maroc, les deux plus importants territoires français de l’Afrique Médite.rranéenne, vont jusqu’au coeur du désert. La Tunisie est, elle, par-delà les siècles, presque l’ancienne Afrique proconsulaire des Romains. Ironie du sort : la France y a évincé, à la fin du XIXe siècle, l’Italie de Crispi qui y voulait renouer avec l’épopée romaine. Donc, un domaine nord-africain important ; même s’il n’est pas toute l’Afrique du Nord, ce sont tout de même près de 55% de l’Afrique méditerranéenne et saharienne. L’Italie (en Libye) et la Grande-Bretagne (en Egypte) se partagent les 45% restant ; d’ailleurs avec moins de pouvoir que n’en a la France dans ses « possessions », puisque l’ Egypte est théoriquement un royaume indépendant et que le statut de la Libye en 1946 est très discuté entre Italiens, Américains et Britanniques.
Mais la partie la plus massive de « l’Empire français d’Afrique » est celle des territoires au Sud du Sahara. Avec ses sept millions de kilomètres carrés, l’Afrique Noire française est le plus étendu des espaces coloniaux européens sur le continent. Il est quasi d’un seul tenant, de la Côte atlantique au Centre de l’Afrique, avec quelques encarts territoriaux britanniques (Gambie, Sierra-Leone, Gold-Coast, Nigéria, Togoland, Cameroun britannique), portugais (Guinée portugaise) et indépendant (Libéria).
C’est l’Afrique Occidentale Française (A.O.F.) avec ses huit colonies ; c’est l’Afrique Equatoriale Française (A.E.F.) avec ses quatre colonies ; ce sont les deux territoires sous mandat SDN, le Cameroun et le Togo.
Milieu géographiquement divers avec ses terres sahéliennes à la végétation de plus en plus pauvre et ses forêts équatoriales ou intertropicales, c’est un milieu humain très contrasté au plan anthropologique, culturel et sociologique. Et bien que spatialement il se situe immédiatement au Sud du Sahara français, ce n’en est pas le prolongement naturel et humain. Par son immensité, son aridité et le genre de vie particulier de peuples divers qui l’habitent, le Sahara est presque une barrière entre l’ Afrique française du Nord et l’Afrique Noire française.
Troisième et dernier ensemble de ce domaine colonial français d’Afrique, Madagascar et les îles de l’Océan lndien (la Réunion, les Comores). Ce sont en tout 592.000 km2 sur lesquels flotte le drapeau de la France. La guerre mondiale qui s’achève a démontré l’importance stratégique de cette Afrique insulaire où la France a pris pied ferme à la fin du XIXe siècle. Ce n’ést pas seulement l’insularité qui en fait l’originalité par rapport aux deux précédents ensembles. C’est aussi l’éloignement ; car, entre Madagascar et la plus proche des colonies françaises d’Afrique Noire, il y a au moins 4000 km à vol d’oiseau. Il y a tout un ensemble de colonies britanniques, belges et portugaises, en plus de la mer. C’est également toute l’histoire contrastée du peuplement de ces îles, de l’évolution interne de ces sociétés insulaires ; bref, toutes les nuances et caractéristiques de cultures indo-africaines et arabo-africaines qui perdurent au-delà de l’unicité de colonisation.
Outre ces trois ensembles, et pour compléter le tableau géographique du domaine colonial d’ Afrique, il faut signaler cet accident des rivalités coloniales européennes du XIXe siècle, le territoire des Afars et Issas, point d’appui français isolé à l’entrée de la Mer Rouge, entre l’Abyssinie, l’Erythrée et la Somalie britannique, dans la Come de l’Afrique. Territoire minuscule de 22.000 km2, c’est une place stratégique de premier ordre à laquelle tient la France.
Voilà donc décrit « l’Empire français d’Afrique ». C’est l’essentiel de l’Empire colonial que la France a bâti avant la Seconde Guerre mondiale. C’est ici que la France a tout J’éventail des formes de domination politique mises en place avant 1939. S’il faut scruter le détail des structures politiques et les formes d’exercice du pouvoir colonial pour constater l’état de dépendance politique de l’Afrique du Nord, la situation est plus simple en Afrique Noire et Madagascar. Ces terres n’étant pas des territoires propices à l’immigration française massive, le problème du pouvoir colonial y est simplifié avant la première constituante de 1945 comme en 1939. Comment ? Attachons-nous principalement à cette partie du domaine colonial français d’Afrique.
L’état de dépendance politique de l’Afrique Noire française
Avant les changements constitutionnels de l’immédiat après-guerre, la dépendance politique de l’Afrique Noire s’exprime par trois traits caractéristiques : administration directe des populations africaines ; application très restrictive du système de représentation des populations ; statut d’infériorité du colonisé par distinction de statut personnel. L’adoption du système d’administration directe est la conséquence de la conquête militaire de ces territoires autant que du souci d’en faire des colonies d’exploitation. On a ainsi vu, au cours des premières années du XXe siècle, se mettre en place des structures qui en favorisent le fonctionnement. Elles sont pyramidales. Au sommet, la création d’ensembles fédéraux —- l’AOF, l’AEF et Madagascar — qui regroupent plusieurs colonies. Ainsi, en 1946, l’AOF comprend le Sénégal, la Mauritanie, le Soudan, le Niger, la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Dahomey ; l’AEF est constituée par le Moyen-Congo, le Gabon, l’Oubangui-Chari et le Tchad.
Chaque fédération est dirigée par un Gouverneur Général chargé de coordonner l’action particulière de Gouverneurs placés à la tête de chaque territoire, chargé aussi de relayer le Ministère de la France d’Outre-Mer dans sa Fédération. Dans chaque territoire, le Gouverneur est chargé de l’application des directives venues du Ministère par le canal du Gouverneur Général. Sa marge de manoeuvre est limitée bien que, dans les limites de son territoire, il ait un pouvoir considérable et le principal rôle de proposition en matière administrative et politique.
A un niveau plus local et sous l’autorité directe du Gouverneur, il y a l’Administrateur de cercle, chef d’une circonscription administrative découpée elle-même en subdivisions. C’est à ce niveau que les populations perçoivent directement la nature et les effets des décisions prises au sommet de la pyramide.
Pour un contrôle plus systématique, chaque chef de subdivision est relayé dans son action par des chefs de canton. Ces derniers sont à la tête de petites unités territoriales qui épousent plus ou moins les contours précis d’unités politiques précoloniales.
Les chefs de canton s’appuyent sur les chefs de villages pour répondre aux ordres de la hiérarchie coloniale. Au terme d’une évolution d’au moins trois décennies, les chefs de canton, chefs de province, chefs de village ont non seulement perdu leur ancienne capacité d’initiative mais, surtout, ce sont dorénavant de simples courroies de transmission des ordres de l’Administration coloniale.
L’idée avait été émise au début des années 1920 d’instituer des Conseils de notables comme amorce d’une administration indirecte. Elle a fait long feu. Il est plus facile de faire correspondre des structures pyramjdales à la centraHsation administrative inaugurée en Afrique Noire par la France dès avant la Première Guerre mondiale. Comme avant 1939 c’est ce système qui prévaut en 1946 : Le Ministère décide ; le Gouverneur Général répercute sur les Gouverneurs; ceux-ci font appliquer localement par les Administrateurs sous leurs ordres ; le colonisé s’exécute. L’entre-deux-guerres et les années-de-guerre ont permis de donner au système des allures de système efficace et normal parce que des restrictions très larges sont apportées au principe de représentation.
Sous ce dernier angle, en effet, la loi commune veut, d’une part, la limitation des institutions représentatives aux seuls organes consultatifs (Conseil d’Administration de la Colonie, Conseil Supérieur des Colonies, Chambres consulaires, Conseils de notables); et, d’autre part, une restriction de ce droit aux seules « élites » sociales, la communauté de colons européens étant « l’élite » par excellence.
Seule une colonie, le Sénégal, — et pas tout le Sénégal mais seulement les quatre communes de citoyens français (Dakar, Gorée, Rufisque et St-Louis) — échappe à cette loi commune. Ces quatre communes ont chacune un Conseil municipal élu ; et suprême honneur en ce temps, leurs habitants élisent un député. Ce fut notamment Blaise Diagne jusqu’en 1934; c’est Galandou Diouf de 1934 à 1940. La guerre a empêché de nouvelles élections à la mort de G. Diouf. La fin du conflit et les élections pour la Première Constituante trouvent ici un milieu déjà habitué aux joutes électorales.
Blaise Diagne (1872-1934)
Donc, jusque-là exclus de la gestion des affaires politiques et sans cadre légal d’expression politique, les colonisés d’Afrique Noire française subissent une dépendance politique totale. Les seuls espaces de liberté que les Gouvernement du « Front Populaire » avait laissé entrevoir en 1936-1938 ont été emportés dès 1939, avant même que la vague pétainiste en AOF par exemple ne s’abatte sur ces populations. L’AEF gaulliste des années 1940 n’avait pas plus de liberté politique que l’AOF pétainiste d’avant 1945.
Ici comme là, le monde colonial se divise en deux camps ; ceux-là correspondent à deux types de statut personnel, donc à deux manières de se voir appliquer le droit français. D’un côté les personnes du statut de « citoyen français ou assimilé » : de l’autre, ceux qui ont le statut de « sujet français ».
Les premiers, Français de naissance ou de nationalité, sont une minorité partout en 1945. Lors des élections du 21 Octobre 1945 pour la première Constituante, ils sont 54.691 inscrits (y compris le Togo) sur les listes électorales. Avant 1939, ils ne représentent pas 1% de la population totale des colonies d’Afrique Noire. Or ce sont eux qui bénéficient de la protection de la loi et ce sont eux qui ont tous les droits civiques.
Les seconds, la très large majorité des colonisés, sont des « sujets » soumis au code de l’indigénat, régime juridique d’exception qui ne met personne à l’abri de l’arbitraire des autorités administratives. Ces « sujets » sont aussi soumis au code du travail indigène qui, selon les nécessités de « la mise en valeur » des colonies, autorise les recrutements pour le « travail obligatoire », les prestations en nature pour le compte de l’Administration. A cela il faut ajouter une fiscalité plus lourde, l’obligation d’être respectueux à l’égard des « citoyens », un temps de service militaire plus long que celui des citoyens . Bref, un état d’abaissement social qui traduit la totale dépendance du « sujet » dans son pays.
Un tel état de cboses qui prévaut encore légalement au milieu de 1945 exprime la mainmise complète de la France sur ses colonies d’Afrique Noire. Il s’explique, certes, par une volonté de puissance ; mais surtout par la nécessité de tirer le meilleur parti d’une exploitation de ces colonies, chaque jour plus dépendantes au plan économique.
Le retard économique de l’Afrique Noire française
Edmond du Vivier de Street disait en 1916 que le rôle des colonies était principalement de faire rentrer l’or dans les caisses de la France. Il ne croyait pas si bien dire. Malgré des techniques de production très souvent rudimentaires, malgré l’absence presque générale d’un secteur industriel véritable, la France de l’entre deux-guerres a reçu de ses colonies d’Afrique Noire plus qu’elle ne leur a donné au plan économique. Bien sûr, on peut nuancer ce constat général en distinguant « l’AOF riche » de la « cendrillon » qu’est l’AEF ; ou bien on peut constater que l’exploitation des colonies est plus rentable pendant la crise des années 1930, celle-ci ayant été l’occasion de faire des colonies un « amortisseur » des effets de la crise mondiale en France : marché ouvert et exclusif des produits français, c’est le réservoir de matières premières le plus rentable et d’accès aisé pour l’industrie française.
Quelles que soient les nuances que l’on apporte au tableau, le retard économique des colonies d’Afrique Noire française est total à l’égard de la métropole. Il s’exprime à la veille de 1946 par la dépendance économique et la pauvreté, la faiblesse de l’investissement productif dans ces colonies, la pauvreté de l’infrastructure économique malgré un niveau fort élevé des taux de profit obtenus par les entreprises françaises dans Je cadre d’une économie surtout de traite.
Les études récentes sur l’économie des colonies françaises d’Afrique Noire des années 1930 et 1940 mettent en lumière, au plan de l’investissement productif, l’extrême timidité des milieux d’affaires coloniaux. Le rythme des investissements est très faible. Le niveau en est médiocre. tant par rapport à l’ensemble des colonies françaises qu’en comparaison avec ce qui se fait dans les colonies britanniques du même espace géographique. Quelques chiffres pour s’en convaincre ?
Entre 1937 et 1946, l’ensemble des colonies françaises a obtenu 22,2 milliards de prêt du crédit colonial 46 % sont allés à l’Indochine ; 36% à l’Afrique du Nord, 16,5 % à l’AOF et 1,5 % seulement à l’AEF.
Autre chiffre révélateur, le rythme de création d’entreprises : pour l’ensemble des colonies d’Afrique Noire et Madagascar, l’évolution des actifs est passée de l’indice 100 en 1938 à l’indice 127,5 en 1945 et 154 en 1946. Or, en Indochine, on est passé de l’indice 100 en 1938 à l’indice 321 en 1945 et 263,6 en 1946. En AOF, pour toutes les colonies, 11 entreprises nouvelles ont été créées en 1945 ; 9 seulement le seront en 1946. La France, certes, se relève difficilement de la guerre; mais cette médiocrité du niveau de l’investissement privé traduit des habitudes prises dès les débuts de la colonisation. Si les capitaux privés s’investissent peu en Afrique Noire, le choix des secteurs où le flux des investissements privés est le plus évident montre une volonté manifeste d’exploitation économique.
Une enquête réalisée en 1943 à la demande des autorités de Vichy montre que, pour toute la période d’avant 1940, en Afrique Noire française (y compris Madagascar), 39% des capitaux privés ont été dans le commerce contre 17,3% dans l’industrie et 30% dans l’agriculture et l’exploitation forestière. La situation n’a pas changé encore fondamentalement en 1946, c’est-à-dire avant la mise en oeuvre des programmes du F.I.D.E.S (Fonds d’investissement et de développement économique et social). Les flux de rapatriement des bénéfices d’Afrique Noire sont donc toujours en faveur de la métropole, aucun investissement vraiment productif n’étant réalisé.
Si le privé s’intéresse peu à « la mise en valeur » des colonies d’Afrique Noire et préfère les profits commerciaux à court terme, qu’en est-il de l’investissement public ? Comparé à l’investissement privé, il est le plus probant. Selon les ensembles de colonies, il se situe entre 2 et3,5 fois l’investissement privé. Si l’on en croit l’étude de J.J. Poquin en 1955 que tendent à vérifier la plupart des analyses effectuées depuis, les investissements publics réalisés sur fonds d’emprunt garantis par l’Etat représentent 139,8 milliards (francs 1955) pour l’Afrique Noire (AOF, AEF, Cameroun et Togo) entre 1901 et 1945. C’est apparemment important et l’essentiel a porté sur l’équipement de communication (routes, chemins de fer), l’aide à l’agriculture. Mais c’est très peu par rapport aux objectifs de «mise en valeur» préconisés au lendemain de la Première Guerre Mondiale par A. Sarraut et rappelés au cours des conférences impériales des années 1930-1939.
La mise en valeur des colonies d’Afrique Noire est loin d’être véritablement engagée par la métropole en 1946. Il s’en suit un décalage important entre la richesse des colonies britanniques, par exemple, et la pauvreté des colonies françaises ; le P.N.B. de la Gold-Coast est dix fois supérieur à celui de la Côte d’Ivoire, pourtant l’une des plus « riches » colonies d’AOF en 1946.
Sans pôle minier ou industriel, les îlots de développement économique sont rarissimes en Afrique Noire française. L’infrastructure de base est embryonnaire. Ainsi, en AOF par exemple, on a en 1948 seulement 23.700 km de routes dont 115 km bitumés, 3774 km de chemin de fer. Or, à la même époque, l’Afrique de l’Ouest britannique compte au moins trois fois plus de chemin de fer et routes praticables. Faiblement monétarisée, l’économie de ces colonies françaises connaît à peine la banque et les organismes de crédit. Pour toute l’AOF et le Togo, en 1946, on a seulement 52.572 comptes ouverts pour des avoirs évalués à 92,9 millions. Le réseau bancaire est limité à une vingtaine de villes pour l’ensemble des deux fédérations.
Dernier aspect du retard économique de l’Afrique Noire française, et ce n’est pas le moindre, une dépendance absolue de son commerce extérieur vis-à-vis de la métropole. C’est le principal résultat de la crise de 1930, qui a vu se renforcer le principe suranné de « l’exclusif colonial » que l’on a baptisé en 1935 « préférence impériale ». De quoi s’agit-il ? Tout simplement de flux d’exportations et d’importations principalement dirigés vers la métropole coloniale, par le jeu combiné des taxes douanières et mesures administratives particulières. Aussi, en 1939, entre 75 et 90 % des échanges extérieurs de ces colonies se font avec la métropole. Les échanges inter-coloniaux, même à l’intérieur d’une fëdération, sont beaucoup plus faibles que ceux avec la métropole.
Dans le même temps, les termes de l’échange marchand ont été laminés, notamment dans les années 1930, et la part du prix CAF revenue au producteur africain sur des produits d’exportation a tendu à s’amenuiser. Par exemple, en 1946, le paysan ne perçoit que 53% du prix de l’arachideau Sénégal, 61 % du prix des palmistes en Côte d’Ivoire et au Dahomey, 36% du coton, 55 % du prix du cacao et 81 % de celui du café.
La Seconde Guerre mondiaJe a été catastrophique, surtout pour une fédération pétairuste comme l’AOF. A la fin de 1945, on peut presque parler « d’économie sinistrée », malgré les tentatives faites pour amorcer un semblant d’industrialisation de ces colonies.
Les marchés traditionnels sont fermés (ou presque) ; les capitaux, déjà rares, manquent ; l’infrastructure ne suit plus et l’agriculture de traite ne sert plus à payer l’impôt decapitation, sinon au prix de sacrifices sans nom. Les disponibilités monétaires de l’AOF/Togo par exemple passent, pour la circulation fiduciaire, de 985,1 millions en 1939 à 1511 millions en 1945 en francs constants (francs 1938) au lieu 1048 M à 6044 millions en francs courants. L’inflation imposée par les autorités françaises réduit encore plus la marge de manoeuvre des colonisés. Donc, un ensemble de colonies économiquement étranglées, réduites à produire beaucoup avec un équipement et une infrastructure rudimentaires, tel se présente le domaine colonial français d’Afrique Noire. Les colonisés peuvent-ils changer l’ordre des choses face à un colonat français encore tout-puissant au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale ?
Les relations colons-colonisés en 1946
Sans aborder encore les relations politiques qui naissent de la guerre 1939-1945, les relations sociales entre colons et colonisés restent largement marquées par des décennies d’habitudes inégalitaires et ségrégationnistes, même si les deux dernières années du conflit mondial introduisent des changements non-négligeables.
La première des habitudes anciennes c’est l’affirmation que le colonisé est un être inférieur ; surtout le « sujet » négro-africain.
Dans la plupart des colonies, la grande majorité des populations pamît avoir intériorisé cette erreur. Et pendant la guerre, l’Administration pétainiste n’hésite pas à rappeler « la mission civilisatrice » de la France. En France même, des réactions plus culturelles que politiques avaient permis à une poignée d’Africains (L. S. Senghor, Alioune Diop) et de négro-américains (Léon Damas, Aimé Césaire) de briser ces prétentions.
L’écho en est timide en Afrique Noire même, malgré quelques écrits comme ceux de Fily Dabo Sissoko ; celui-ci s’est en effet rendu célèbre en 1939 par son parti-pris de défendre la culture africaine et par ses attaques contre les positions « assimilationnistes » du Dr Ousmane Socé. Mais combien sont-ils de négro-africains qui ne rêvent pas d’être un jour « citoyen français » ? Vraisemblablement peu ; car ce statut met à l’abri de biens des brimades.
Et c’est la seconde des habitudes anciennes déjà en 1946. Pour le colon, le « sujet » négro-africain est taillable, corvéable à merci ; et pour cela, il ne faut pas hésiter à recourir aux brutalités et à l’injustice. De 1940 à 1943, dans les colonies pétainistes, c’était la règle doublée d’une ségrégation raciale quasi officielle. Dans les colonies gaullistes, il n’est pas moins fréquent de voir tel exploitant forestier du Gabon ou tel commerçant français de l’Oubangui-Chari manier la « chicotte » contre les Africains. Au cours d’une conférence donnée le 30 Juin 1946 à Fort-Lamy aux « évolués » du Tchad, le jeune administrateur des colonies, Gabriel Lisette, dénonce ainsi le fait :
« Je sais qu’il y a des abus. Je sais que dans tel établissement public un autochtone se verra insulté, maltraité, du seul fait de son épiderme. Je n’ ignore pas non plus que dans les maisons de commerce la fameuse barrière met à droite les originaires, à gauche les non-originaires … Ce sont des vexations qui font mal, des injustices sociales qui font saigner le coeur … »
Du fait des deux habitudes précédentes, est ancrée dans les pratiques de l’époque, l’inégalité de traitement dans le travail : le colon doit « par nature » être le supérieur du colonisé, même à égal niveau de formation. Déjà avant 1939, dans ce qui est alors le « modèle » de colonie en Afrique Noire, le Sénégal, l’opposition africaine insiste, entre d’autres revendications, sur « l’octroi des avantages coloniaux aux fon ctionnaires citoyens sénégalais ». A travers la presse sénégalaise des années 1930, plus d’une voix s’élève contre la disparité des salaires fondée sur le seul statut juridique et non sur le niveau de fonnation.
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, l’iniquité du système s’exprime jusque dans les prix d’achat de produits d’exportation apportés par le producteur africain et son homologue européen. Les produits du second sont vendus à meilleur prix que ceux du premier, quelle qu’en soit la qualité en Côte d’ Ivoire. Dans le même temps, au nom d’un code du travail indigène renforcé en 1941, le producteur africain est plus systématiquement mis au service du planteur européen, souvent absent de son exploitation.
Mais, en 1944-1945, les évènements se précipitent là où le gaullisme triomphant empêche une dégradation plus accentuée du climat social ; au nom de « l’effort de guerre » et en se plaçant dans la logique de ta lutte contre le fascisme hitlérien. En 1946, pour le colon, « On va ainsi trop loin » ; pour le colonisé, « ce n’est pas trop tôt », car un espoir immense naît dans les milieux les plus avertis depuis 1944 ; même s’il y a des ambiguïtés que le pouvoir colonial ménage sciemment ; même si l’écho des émeutes sanglantes du Cameroun, d’Algérie en 1945 et de la déclaration unilatérale d’indépendance vietnamienne en Septembre 1945 pourrait ouvrir les yeux sur la réalité du pouvoir colonial.
Au total, l’Afrique française coloniale, particulièrement l’Afrique Noire, est à un tournant important de son histoire à la fin de la guerre 1939-1945. Entre les peines d’hier et les incertitudes de demain, mille frémissements du bloc colonial laissent supposer que l’espoir est permis. Mais lequel ? Celui de la fin de la colonisation ou celui d’un aménagement du pouvoir colonial ? L’espoir d’une égalité absolue entre colons et colonisés ou celui d’un recouvrement de la liberté des peuples dans les espaces taillés par le colonisateur à partir de la fin du XIXe siècle ?
Note
. Cité dans Y. Lisette et Mr. Dumas, “Le RDA et le Tchad” Présence Africaine NEA. 1986. pp. 8-9.
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