Le Congrès de Bamako : péripéties d’une Assemblée
Pierre Kipré
Le congrès de Bamako
ou la naissance du RDA
Paris. Editions Chaka. 1962. 190 p.
Coll. “Afrique Contemporaine” dirigée par Ibrahima Baba Kaké
VII. — Le Congrès de Bamako : péripéties d’une Assemblée
Du Congrès de Bamako on connaît largement les résolutions, les déclarations officielles. On connaît moins bien les débats, les affrontements et le déroulement précis ; sauf depuis ces dernières années, à mesure que sont publiés les témoignages directs, notamment cet extraordinaire compte-rendu précis du Congrès, heure par heure, que nous offre Jean-Joseph Pango dans son petit ouvrage Naissance du RDA. Notes de voyages 30 ans après (S.J.I. Abidjan, 1978)
Hors les hymnes à l’unité et la flamme militante, le Congrès de Bamako est une rencontre éminemment politique, au cours de laquelle s’affrontent des idées, des positions toutes justifiées ; au cours de laquelle aussi sont développées des tactiques proprement dans la tradition de la “politique politicienne”. C’est enfin une rencontre dont les résolutions finales sont le résultat de compromis entre des thèses très fermes, notamment sur la question des liens entre colonisés et métropole coloniale.
C’est autant le Congrès dans son déroulement au jour le jour que les débats et les compromis obtenus qu’il s’agit d’exposer ici
Le Congrès au jour le jour
Contrairement à ce que laissent penser certains témoignages, ce n’est pas le matin du 18 octobre 1946 que s’ouvre le Congrès. Les minutes rapportées par J.J Pango indiquent plutôt que c’està 16 H de ce vendredi 18 janvier que commencent réellement les assises, avec la cérémonie d’ouverture. à l’Ecole Primaire Supérieure Terrasson de Fougères.
La nuit avait été passée à réduire les résistances de F.D. Sissoko.
Le matin du 18 on n’est pas encore certain d’y voir participer le député du Soudan. Mais il cède en fin de matinée à la suite d’une démarche vive d’Houphouët-Boigny. Celui-ci, selon le témoignage d’Aliou Koné, un ancien membre du P.D.S. de P. Morlet, « le fit sortir de force pratiquement, car Fily lui devait de l’argent ».
Lorsque s’ouvre la cérémonie d’ouverture Fily Dabo Sissoko est présent. Ses collègues de Côte d’Ivoire et du Dahomey aussi ; il la préside. Ce ne sera pas la seule séance qu’il conduira, obligé ainsi de participer au Congrès jusqu’à la fin. Mais cette séance d’ouverture est marquée par la dernière tentative de F.D. Sissoko de se désolidariser des signataires du Manifeste. Il saisit en effet l’occasion pour affirmer qu’il n’a jamais signé le Manireste et qu’il ne le signera « jamais » ; la réplique de la foule de Bamako :
— Hé ! Fily Dabo est-ce que tu vas nous honnir encore comme hier ? crie-t-on dans la salle bondée, est cinglante.
Elle est aussi marquée par les interventions des deux autres députés africains présents, F. Houphouët-Boigny et Sourou Migan Apithy. Le premier appelle à l’unité « face aux colonialistes aux abois » ; le second espère une divine surprise, celle de voir rassembler à Bamako tous les signataires du Manifeste et notamment « l’arrivée soudaine du Doyen Lamine Guèye ».
La cérémonie d’ouverture, comme dans tous les Congrès, est celle des déclarations courtoises des députés. Elle offre également l’occasion à la foule de Bamako de découvrir déjà les dons d’orateur de Gabriel d’Arboussier, de réentendre sa coqueluche, Mamadou Konaté. Tous deux n’ont aucun mandat électif, en ce mois d’octobre. Mais G. d’ Arboussier intervient en sa qualité de co-signataire du Manifeste ; Mamadou Konaté le fait en sa qualité de président du Comité local d’organisation. La première séance s’achève à 20 H nous rapporte J.J Pango :
« Il est 20 heures. La grande foule se disperse à travers la ville de Bamako qui restera animée jusqu’à l’aube »
Toute l’inquiétude des jours précédents s’est dissipée. Le Congrès a bien démarré ! Il faut maintenant préparer la marche du Congrès ; car dans chaque parti, dans chaque délégation, chez les signataires présents à Bamako, l’harmonisation des points de vue est utile. La nuit du 18 au 19 octobre est mise à profit par « des ténors » de ce rassemblement ; notamment F. Houphouët-Boigny, Gabriel d’Arboussier, Mamadou Konaté, Fily Dabo Sissoko ; et loin de la rumeur et du tumulte des quartiers africains, Raymond Barbé se concerte aussi avec des proches « camarades » du PCF et peut-être du G.E.C. du Soudan.
La seconde journée pose moins d’inquiétude aux organisateurs ; Fily Dabo Sissoko est présent, « en grand boubou de cotonnade blanche, portant des babouches en cuir blanc et brodées », nous dit J.J. Pango. Il préside la séance de la matinée. F. Houphouët-Boigny, qui devait présider celle de l’après-midi, se désistera en sa faveur. Il est de plus en plus impliqué dans le mouvement qui prend forme.
Mais il veut se défendre d’une situation inconfortable dans laquelle on le place vis-à-vis de ses amis de la SFIO parisienne. C’est en cette matinée que se place l’épisode souvent cité de son « si j’ai accepté de présider une seconde fois votre Congrès » ; à quoi aurait répondu la foule « Non, notre Congrès » ! F.D. Sissoko ne cèdera pas sur son emploi de la deuxième personne du possessif ; la foule non plus.
Ce n’est là déjà que péripétie mineure. L’essentiel s’ordonne sur d’autres points ; notamment la question de l’ordre du jour du Congrès, l’audition de deux rapports importants — le rapport de chacun des deux principaux rédacteurs du Manifeste, Houphouët-Boigny, G. d’Arboussier —, la question soudano-soudanaise de la réconciliation entre Mamadou Konaté el F.D. Sissoko.
A en croire E. Derlin Zinsou et d’autres témoins, ce dernier point parait avoir été réduit assez vite à sa dimension locale pour ne pas enliser le Congrès. Confirmation étant donnée que Lamine Guèye et L.S. Senghor seraient absents— Lamine Guèye a quitté la France en bateau pour être à Dakar au plutôt le 20 octobre — les rapports que font aux Congressistes F. Houphouët-Boigoy et G. d’Arboussier prennent toute leur importance. Pour reprendre l’expression d’un témoin, le premier apparaît dès ce moment comme « la conscience » du Congrès ; le second en est « le fer de lance ».
Que disent-ils l’un et l’autre ?
Dans son long rapport, dont le texte a été reconstitué depuis d’après des notes, le député de la Côte d’Ivoire veut lever une équivoque, rappeler le sens de la lutte engagée et développer quelques-uns des objectifs que s’assignaient les rédacteurs du Manifeste.
L’équivoque qu’il veut lever porte sur la question de l’inféodation du rassemblement réalisé ici au Parti Communiste français. C’est la critique faite par La S.F.I.O. et reprise par certains signataires du Manifeste, dont Fily Dabo Sissoko. Elle pose le problème de l’autonomie de la revendication africaine vis-à-vis des partis métropolitains.
Elle est un préalable pour un Congrès qui veut être celui de tous les anti-colonialistes, tous partis confondus. Il s’agit, comme le déclare l’orateur lui-même, « de rassurer les congressistes sur le but réel, le seul, du rassemblement : l’Union des Africains dans leur lutte pacifique, libératrice »
Pour F. Houphouët-Boigny, « c’est un mensonge grossier » que de voir dans ce rassemblement une action des communistes. L’argumentation du député ivoirien se fonde pour cela sur quatre points. D’abord « l’idéologie communiste ne s’exporte pas », mais se fonde sur les spécificités de la lutte et du génie de chaque peuple ; il y a un « communisme français » comme « il y aurait en Afrique un communisme africain, indépendant du communisme français ».
Ensuite, c’est chaque peuple qui organise et conduit sa lutte, fixe les objectifs de celle-la, même si c’est « en s’inspirant des méthodes de travail » d’alliés communistes.
Puis, troisième argument, le P.C.F., est justement un allié circonstanciel pour les parlementaires africains. Mais ces derniers, au moins pour ceux qui en 1946 sont apparentés à ce parti, sont libres de leur mouvement et « ne sont pas inscrits, au P.C.F. ».
« L’apparentement, explique le député ivoirien, nous permet de faire partie des commissions où s’élabore le vrai travail des parlementaires. Il ne nous engage pas. Même si les colonisés et le PCF ont « les mêmes adversaires : les capitalistes »
Enfin, se définissant lui-même comme un « démocrate africain », dans le langage de l’époque qui est celui proche des militants communistes, un partisan du jeu te plus targe du suffrage universel et surtout de la participation des masses colonisées d’Afrique Noire à leur développement, il développe précisément la thèse du « front anticolonial dans le nouvel ensemble qu’est l’Union Française »
Ce premier point du rapport est une réponse directe et systématique aux propos tenus les jours précédents par Fily Dabo Sissoko à Bamako et par Senghor à Dakar. Plusieurs passages du rapport reprendront d’une manière ou d’une autre chacun de ces arguments.
F. Houphouët-Boigny rappellera même que « petit-fils de chef, chef lui-même », il est un « bourgeois faisant fructifier les biens de sa famille ». Il ne peut être adepte d’une idéologie qui prône la lutte des classes, la dictature du prolétariat. Il se veut cependant « défenseur du Peuple » et revient sur la thèse implicite du « front anti-colonial ». Cet anti-colonialisme ne va cependant pas jusqu’à la rupture avec la France ; « il n’est pas question de présence ou d’absence française en ce pays » s’écrit-il ; il est tout orienté vers la poursuite des réformes hardies engagées depuis 1944, au plan politique et en faveur des colonisés
C’est sous ce signe que se comprend le sens de la lutte engagée ; c’est une lutte d’abord contre les reculades constatées dans le nouveau projet de constitution : les Constituants de septembre ne peuvent pas faire moins que leurs collègues d’Avril. Et pour cela ils trouveront les colonisés mobilisés contre toute tentative de retour à l’ancien système colonial (contre le maintien de « l’Afrique dans l’arbitraire, l’ignorance, la misère»). La « lutte libératrice » qui est souvent invoquée dans le rapport concerne finalement, au plan politique, la lutte pour une reconnaissance du libre consentement des Africains de faire partie de l’Union Africaine ; elle concerne la reconnaissance des mêmes droits aux colonisés qu’aux colons et elles portent sur les pouvoirs réels à accorder aux Assemblées locales démocratiquement élues par un seul collège électoral. C’est sur cette lancée que le député rappelle quelques-unes aussi des revendications économiques et sociales qui lui paraissent essentielles pour les peuples africains
Si l’une de ces revendications économiques rappelle plus celle de la gauche française d’après·guerre (la « nationalisation des banque »), la formation des hommes « faire des hommes », la Liberté du travailla question syndicale et la question foncière sont des rappels pour l’Afrique Noire elle-même. Le catalogue des revendications est cependant assez bref dans ce rapport d’orientation surtout politique. F. Houphouët-Boigny, dont le souci d’unification des colonisés est constant durant toute son intervention, est très applaudi et apparaît bien alors comme « la conscience politique » de ce rassemblement, à la fin d’un exposé qui a duré 1h 15 mn
Son rapport ne parait pas avoir été discuté si l’on en croit le compte-rendu de la séance. Il servira de base de discussion en commission. Après le député de Côte d’lvoire, c’est Gabriel d’Arboussier qui, dans l’après-midi, prend la parole longuement. Tout le monde lui reconnaît un brio et une élégance certaine dans l’analyse systématique du nouveau projet de constitulion, notamment le préambule et le Titre II. Comme Houphouët-Boigny, lui aussi ne parle surtout que d’adhésion « librement consentie» des colonisés à l’Union Française tout en refusant le statut de territoire intégré à la métropole
Peripéties d’une Assemblée
Les adversaires du RDA des années qui suivirent ont accusé les deux hommes, Houphouët-Boigny et d’ Arboussier, d’avoir en cela appliqué les consignes du PCF Ce parti étant alors opposé à l’idée d’une autonomie des pays colonisés, aurait demandé aux deux leaders du mouvement naissant d’ insister plus sur la thèse d’une Union « librement consentie avec égalité des droits et des devoirs ».
Il est exact que le PCF était opposé à l’idée de l’autonomie des colonies ; mais ce n’était ni nouveau dans ce parti ni singulier dans la classe politique française à cette époque. Depuis au moins 1939, le PCF est opposé à cette thèse « autonomiste » en Algérie ; et la position de ce parti face à la question vietnamienne est ambiguë en 1946. Il développe au contraire l’idée d’une alliance entre le prolétariat regroupé au sein du P.C. et le front anti-colonial dans les peuples opprimés pour affaiblir puis vaincre « l’impérialisme et le capitalisme international » ; ainsi s’instaurera une « démocratie véritable » dans l’Union Française. Si l’idée de l’alliance PCF — « front anti-colonial » chez les colonisés est reprise chez Houphouët-Boigny et d’Arboussier, l’insistance du député ivoirien sur la spécificité africaine est une restriction importante à l’influence idéologique éventuelle du PCF ici. La critique commune de « l’impérialisme et du capitalisme » que l’on trouve même chez Houphouët-Boigny n’est pas suffisante pour déjà parler, lors du Congrès, d’inféodation au PCF
Mais tout cela méritait alors aussi débat large. Selon E. Derlin Zinsou, celui-ci s’engagea dès avant les travaux de commission, probablement après l’exposé de d’Arboussier et après l’adoption rapide d’une motion présentée par Houphouët-Boigny ; celle-ci vise à obtenir la réconciliation publique de F.D. Sissoko et Mamadou Konaté. Le débat préliminaire de politique générale s’enlise peu à peu. Le temps passe. On décide de constituer des commissions de travail qui, malgré l’opposition d’Ignacio Pinto, travailleront de nuit ; il y en aura quatre :
- la Commission de politique générale
- la Commmission économique
- la Commission sociale
- la Commission de résolution générale
La première Commission est présidée par Ignacio Pinto. Issoufou Djermakoye en est le secrétaire. Du fait de discussions vives sur la question des rapports juridiques entre la France et les peuples d’Afrique, l’idée avait été émise de faire du président de la Commission son rapporteur. Finalement, et contrairement à ce qu’affirme un témoignage de E.D. Zinsou, c’est le juriste ivoirien, Jacob Williams Beyanlin, qui en devient le rapporteur et non G. d’Arboussier.
La seconde Commission est présidée par Sourou Migan Apithy ; c’est un autre ivoirien, Jean Delafosse, président de la Coopérative des Planteurs Africains (P.A.C.), une des structures du Syndicat Agricole Africain), qui en est le rapporteur.
La troisième est présidée par Dominique Traoré du Soudan et a pour rapporteur le chef de la délégation de Guinée, Madeïra Keïta. La quatrième et dernière est présidée par F. Houpbouët-Boigny et a pour rapporteur G. d’Arboussier
Les deux principaux rédacteurs du Manifeste se chargent d’élaborer la résolution finale, synthèse importante et texte d’orientation politique majeure qui va au-delà de celui de la première Commission; on le verra plus loin. Une nuit de débats houleux, difficiles dans les Commissions, surtout dans la première jugée la plus importante. Sur une des questions, voici ce que J.J. Pango dit de l’ambiance de cette Commission :
« … Certains commissaires se prirent même au collet après s’être traités de vendus, de lâches, d’inféodés, après de longs cours de sciences politiques, des leçons de vocabulaire, de stylistique et de sémantique … On en sortit tous, et heureusement, sans aucun nez de brisé, aucun oeil de poché … »
Ce témoignage n’est pas démenti parles témoins ; ce qui prouve assez L’importance que tout le monde accordait alors déjà à des questions telles que l’orientation idéologique du mouvement, les rapports avec les partis métropolitains, les rapports organiques futurs avec la France.
Ce qui apparait remarquable c’est le contrôle indirect qu’exerce le député de Côte d’Ivoire sur le travail de toutes les commissions ; sauf celle des affaires sociales.
Etait-ce alors perçu ? Etait-ce jugé normal du fait de l’importance de la délégation ivoirienne ? Dans tous les cas cela confirme qu’il était comme le dit si bien E.D. Zinsou, « la conscience du Congrès ». Si on fait le décompte des interventions au cours de ces journées et jusqu’à la clôture, on remarque d’allleurs qu’il est intervenu en séance plénière plus de fois que tous les autres participants, plus que F.D. Sissoko, Gabriel d’Arboussier et Mamadou Konaté. Mais, plus que ces interventions, ce sont les débats qu’il suscite ici et là, les positions qu’il rapproche ou combat dans les coulisses du Congrès. Il n’est pas seul dans cette « bataille des couloirs » ; il y a aussi d’Arboussier, Raymond Barbé, Mamadou Konaté. Plus que ces autres toutefois, ce sont « Ses hommes » qui sont presque partout désignés « rapporteur » de commission
Lorsque le 20 octobre, Sourou Migan Apithy ouvre la séance plènière à 11h pour entendre et discuter les différents rapports de Commission, on peut presque dire que F. Houphouët-Boigny a conduit largement le Congrès, sans en avoir présidé une seule séance ! C’est le tout naturellement du monde que, sur proposition de Djibo Bakary, le futur leader du Sawaba, il est élu « par acclamations », Président du RDA, le lendemain, c’est-à-dire le 21 octobre 1946, après l’adoption de toutes les résolutions, dont celle créant le Rassemblement Démocratique Africain (R.D.A), dans l’après-midi du 20 octobre, selon J.J. Pango.
Plus souriantes et plus détendues, les journées du 20 et 21 octobre sont des moments d’exaltation ; la foule des délégués et des badauds entérinent le choix des commissions, leurs arguments et l’orientation qu’elles souhaitent pour ce mouvement « anticolonial » nouveau.
Cela n’avait pas été facile pourtant. Jusqu’au dernier jour, des questions sont au centre d’une controverse et à l’origine de conflits qui, longtemps après Bamako, feront s’affronter certaines figures marquantes du Congrès et amèneront d’autres à rompre avec le RDA. Comme dans toute rencontre de ce genre, sur bien des points, s’affrontent schématiquement « maximalistes » et « modérés » ; la question des liens avec la métropole coloniale est la plus importante
La question des liens avec la métropole : « maximalistes » contre « modérés »
On laissera de côté les querelles d’amour-propre, les ambitions personnelles et les rivalités individuelles pour telle ou telle responsabilité dans le mouvement qui s’engage. Elles ne sont pas mineures en soi. Mais la jeunesse même de ce RDA qui se crée et dont on ne sait pas encore toute l’importance politique à l’époque, fait que les compétitions individuelles ne sont pas nombreuses à Bamako. Pressenti pour être Secrétaire Général du RDA, et proposé à ce poste par la Commission de politique générale, E. Derlin Zinsou décline l’offre. Il n’avait pas apprécié les manoeuvres de d’Arboussier pour empêcher que l’on retienne son nom. Et il le rapporte en ces termes :
« … Comme il arrive souvent dans ces sortes de situation, quelques personnes faisant montre d’un zèle excessif cherchèrent à me disqualifier : j’étais, disait-on, un stipendié de l’Administration, un homme sous l’obédience des curés, le futur candidat du MRP au Dahomey contre Apithy … Lorsque les raisons et le but de la manoeuvre furent perçus avec évidence par tout le monde, et, comme je ne voulais pas que l’on aboutisse à une impasse ou un blocage, … je suppliai la Commission de bien vouloir accepter ma démission … »
En fait de « démission, » il n’y en avait pas puisque E.D. Zinsou n’avait pas été élu encore. Il s’agissait ici en réalité d’un refus d’accepter la proposition de la Commission. Mais le plus important dans cette attitude, c’est moins le refus lui-même que les raisons de celui-là. La politique « politicienne » reprend ici ses droits. Et ce n’est que dans l’ordre des choses. à l’occasion de telles rencontres. Plus essentielles par contre sont les questions qui firent problème et qui alimentèrent surtout de vifs débats en Commission. Au rang de ces questions, deux principalement. On pourrait les formuler de la manière suivante :
- La première porte sur l’objet ultime de cette mobilisation. S’agit-il d’obtenir l’autonomie des colonies vis-à-vis de la France ? Cela justifierait la référence constante à « l’expression libre de la personnalité africaine », à la « liberté des Africains ». S’agit-il au contraire et tout simplement. d’un aménagement de la situation coloniale, même avec garantie d’égalité des drois et devoirs individuels accordés aux métropolitains ? Cela justifierait de limiter la lutte aux seules dispositions du projet constitutionnel de septembre 1946.
- La seconde question est à la fois idéologique et tactique. Elle comporte donc deux volets.
- Le premier porte sur la nature du parti politique africain à créer ; totalement indépendant des partis politiques français de l’époque comme le souhaiteraient la plupart des participants ? Prolongement d’un des partis métropolitains, comme la pratique politique récente l’a déjà montré dans plusieurs colonies, à travers la floraison de sections de la SFIO ou du MRP, etc. ? Ce volet de la question ouvre directement sur le choix de société, les orientation philosophiques, économiques et politiques, bref sur l’idéologie politique de ce parti à naître. Dans le cas d’espèce, à Bamako, la pluralité des partis présents, avec ou sans base idéologique explicite, pouvait difficilement permettre une discussion aisée.
- Le second volet de la même question refère aux alliances et à la tactique parlementaire de ce parti à naître : devra-t-on choisir son camp, une fois pour toutes, pour aboutir au succès ? Au quel cas, quel allié choisir ? Ou alors, devra-t-on, selon les circonstances, en fonction des progrès de la lutte politique et en fonction du rapport de forces au Parlement s’allier ou non à tel ou tel parti métropolitain susceptible d’atteindre les objectifs du parti africain ? Pour certains, il faut choisir de s’allier avec un parti politique métropolitain ayant les mêmes aspirations anti-colonialistes et capable d’aider par son poids même, au succès de l’entreprise.
Gabriel d’Arboussier ne cachait pas ses sympathies pour le PCF. Houphouët-Boigny aussi, à la nuance près que, pour lui cette alliance durerait autant qu’elle serait efficace et autant que l’indépendance du parti africain serait totale. Pour d’autres, le parti africain à créer devra être totalement indépendant de tout parti métropolitain et être capable de se constituer éventuellement en groupe parlementaire en métropole. C’était la thèse développée par le sénégalais Magor Guèye et surtout par E.D. Zinsou, porte-parole aussi de tous ceux qui prônaient l’autonomie des colonies vis-à-vis de la France, adversaire comme beaucoup de congressistes de rapports trop étroits avec le P.C.F
Plus parlementaire qu’idéologue, Sourou Migan Apithy penche sur ce point pour une souplesse tactique plus grande ; la question lui paraît « secondaire » encore aujourd’ hui, dans un témoignage livré en 1986, d’ériger en principe d’action les alliances parlementaires de circonstance.
A travers toutes ces questions, la forme nouvelle que devraient prendre les rapports organiques entre la métropole et les colonies d’Afrique Noire était centrale
Personne ne parle à l’époque d’indépendance. C’est la « sécession » ; et cela est regardé comme une dangereuse attitude « anti-française »
Mais on parte d’autonomie ; et cette notion fait problème chez les uns, tels HouphouëtBoigny et G. d’Arboussier. Elle est bien perçue chez les autres, tels Ignatio Pinto, Issoufou Djermakoye et surtout E. Derlin Zinsou, principal défenseur de cette idée
C’est G. d’Arboussierqui a, de ce temps, le plus argumenté contre l’idée d’autonomie, avec l’appui d’Houphouët-Boigny. Il reconnaît, encore en 1950 au cours d’une session du Conseil de la République, que « les nations africaines se feront au cours de l’histoire et auront comme n’importe quelle nation, leur indépendance ».
Mais pour lui comme pour le P.C.F. à l’époque, il serait dommageable à l’Afrique noire de quitter le giron français pour, dans le contexte de l’après-guerre, tomber sous la coupe du capitalisme américain, trop suspect dans sa position anticolonialiste en 1944-1946
Pour Houphouët-Boigny, la revendication de l’autonomie est prématurée au regard des réalités économiques et sociales de l’Afrique noire. Il vaut mieux se battre sur un ensemble de revendications concrètes ; elles obligent la France à favoriser l’épanouissement du génie africain. Mais pour autant, il n’écarte pas lui aussi une perspective plus radicale ; car, dans son rapport d’ouverture du Congrès comme dans son discours de clôture, le député ivoirien répète que « la France restera en Afrique tant qu’elle restera la France républicaine et démocratique »; « elle disparaîtra là où elle trompera cet idéal sacré de liberté, d’égalité et de fraternité ».
C’est aussi pour ménager aux colonisés cette éventualité de rupture qu’il insiste tant sur l’ idée d’une « Union librement consentie » des colonisés et du colonisateur. Le consentement peut devenir un jour refus. Position modérée finalement que celle de d’Arboussier et Houphouët-Boigny, malgré la fermeté du langage. On les disait alors « anti-français » : ils défendent la thèse de l’Union Française librement choisie. A l’inverse, E. D. Zinsou apparaît nettement comme l’homme des principes inaliénables. Poussant la logique de cette mobilisation des masses contre le système colonial en vigueur, les tenants de cette thèse veulent faire adopter comme base idéologique minimal de leur combat la reconnaissance de la personnalité de chaque colonie
L’autonomie ici signifie la mise en place de structures d’un Etat africain moderne associé à la France comme le sont à l’époque le Cambodge, le Maroc, le Laos ou la Tunisie. Si le centre de la vie politique coloniale se déplace de France en Afrique, dans chaque colonie, l’expression des libertés individuelles, le respect des droits et devoirs individuels sont possibles ; donc sera plus facile l’émancipation. Non seulement les revendications dans les Etats associés démentent cette thèse mais personne ne dit dans quel sens et sur quelle base idéologique se fera cette émancipation. On suspectait le P.C.F. et l’idéologie marxiste. On restait silencieux sur l’idéologie libérale et le capitalisme. D’où les procès d’intention, les débats vifs, les manoeuvres diverses pour faire échapper le mouvement naissant à telle ou telle faction.
Il fallait un compromis. Ce fut le passage de la résolution de politique générale sur l’action des élus africains au parlement dans leur rapport avec les partis métropolitains. F. Houphouët-Boigny y voit dès le 11 octobre dans son discours de clôture, « un compromis heureux »
Le Compromis du 20 octobre 1946 : un « compromis historique »?
Les enjeux du débat sur les rapports avec les partis métropolitains sont évidents. Nous les avons évoqués plus haut. Ils ne posent pas seulement le problème pratique de l’efficacité politique d’un groupe parlementaire africain spécifique dans les assemblées métropolitaines. Ce groupe serait trop faible pour obtenir seul gain de cause, en raison du nombre d’élus autochtones attribué à l’ensemble des colonies ou « territoires d’Outre-Mer ». Il pose surtout le problème de l’influence idéologique de ces partis métropolitains et du poids que des options de philosophie politique occuperaient dans la résolution des problèmes coloniaux. Tout cela a servi de trame principale aux discussions de la Commission de politique générale, avons nous déjà dit.
Le compromis proposé par F. Houphouët-Boigny, appuyé en cela par Jacob Williams et la forte délégation ivoirienne. est le suivant : le parti africain à créer doit être un parti indépendant de toute formation politique français. On donne ainsi raison à ceux qui, comme E.D. Zinsou, militent en ce sens. Mais, les nécessités de la lutte parlementaire impliquent que l’on soit attentif au rapport de forces en France et que, dans la palette des partis français, l’on s’allie avec la formation qui défend le plus les intérêts des colonisés.
C’est là un élément qui se démarque de la tactique jugée « opportuniste » du « balancier » que préconisait E.D. Zinsou.
Le rapport de la Commission traduit cela en ces termes : « … Que les élus africains doivent, avant tout, former un groupement politique indépendant des partis métropolitains. Mais toute latitude leur est donnée pour s’appuyer sur tel parti politique qu’ils jugeront favorable à notre cause. »
De toutes les formations politiques françaises du moment, c’est le PCF qui défend largement la thèse d’une rupture avec le colonialisme d’antan. Un tel compromis favorise, sur le champ, ce parti et cadre assez bien avec la tactique du « front anti-impérialiste et anti-colonia » prônée par le P.C.F.
Le représentant du PCF au Congrès de Bamako, Raymond Barbé, comprend bien le sens de ce compromis et dira sa satisfaction après le Congrès, dans une circulaire adressée le 5 décembre 1946 aux militants communistes en Afrique Noire. Mais, comme tout compromis, celui-ci a ses faiblesses ; surtout dans des pays où il est facile aux pouvoirs publics de dramatiser tout événement ou d’agiter la menace de « d’abandon de l’Empire », lorsque s’agitent les populations pressurées par le système colonial. Est-il un compromis durable entre des groupes de pensée à peine éclos au débat politique large, donc susceptibles d’évoluer dans leur appréciation de la situation coloniale ? Pour l’heure, c’est un compromis entre les partis et les groupements présents â Bamako et pour maintenir la gamme unitaire et populaire engagée depuis la publication du Manifeste parlementaire
La part prise par tous et chacun est appréciable. L’élection par acclamation et non par un vote, du président du mouvement traduit largement l’unanimité obtenue par les thèses d’Houphouët à ce moment précis du Congrès, c’est-à-dire le 21 octobre. Le secrétaire Général proposé par ses soins, Fily Sissoko, un agent ivoirien du Trésor, est un de ses hommes de confiance. L’adhésion de tous les Congressistes à ce choix, tout comme la désignation d’Abidjan comme siège du mouvement, montrent que, d’une part, le compromis proposé est satisfaisant pour tous immédiatement ; et d’autre part, qu’en offrant au président du RDA tous les moyens qu’il souhaite pour mener son action, celle-ci se développera :
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indépendance du RDA vis-à-vis de tout parti extérieur à l’Afrique ; liberté tactique laissée à la direction du mouvement jusqu’au prochain Congrès, mais sur la base du choix d’alliés résolument aux côtés des colonisés et suffisamment efficaces pour faire aboutir les revendications de ces derniers. En cela, malgré les risques de déviation, d’une mésalliance, c’est un « compromis historique » fondé sur la confiance en des personnalités fortes qui s’imposent au cours du Congrès.
Le dernier acte de celui-ci, après le cocktail monstre qu’offre à ses frais le député de Côte d’Ivoire à tous les Congressistes le soir du 20 Octobre à l’Hôtel Rustic, est le discours de clôture que prononce F. Houphouët-Boigny, président du RDA. au stade « Frédéric Assomption » de Bamako. Il est environ 17 H ; « le stade, nous dit J. J. Pango, est archi-comble, animé par des danses et des chants. Pour l’Union établie entre les Fils du Soudan, tout Bamako est en grande toilette ; l’ambiance est heureuse, fraternelle »
Avant le Président, G. d’ Arboussier, Mamadou Konaté, Sourou Migan Apithy et Fily Dabo Sissoko prennent la parole. Comme le fera le premier président du mouvement, tous exaltent l’unité des colonisés d’Afrique, « l’Union Africaine ». Par ce biais, les hommes de Bamako ont rejoint les positions des intellectuels noirs à Manchester en 1945 ; avec d’autres arguments, sous l’effet d’autres évènements et sous la pression de motivations similaires
Mais le Président du RDA veut exorciser la peur et la méfiance des colons autant que celle de leurs alliés colonisés à l’égard du RDA. «… Je ne pense pas que l’image de l’homme et sa ressemblance doivent faire peur à son Créateur » déclare-t-il dans son exorde.
La Marseillaise qu’entonne la foule à la fin du discours dit assez les limites d’une contestation anticoloniale organisée à ses véritables débuts. Mais La Marseillaise fut longtemps, après 1789, le chant révolutionnaire par excellence dans l’Europe des nationalités au XIXe siècle. Etait-ce le fait à Bamako ce lundi 21 octobre 1946 ?
Pour beaucoup, la naissance du RDA et les thèmes de combat adoptés au cours du Congrès étaient une « révolution ». L’Afrique des colonisés faisait irruption sur tout le terrain politique. Pour quelques-uns, et le P.C.F. en particulier, c’était une bonne chose. Pour la majorité des colons et pour beaucoup d’Africains qui profitaient du système, c’était certainement une menace réelle. La fin du Congrès le 21 octobre 1946 est donc aussi le début d’une lutte organisée à l’échelle du domaine colonial français d’Afrique.
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