Au pays de Kaydara. Autour d’un conte symbolique soudanais
Théodore Monod
Directeur de l’Institut francais d’Afrique noire
Au pays de Kaydara. Autour d’un conte symbolique soudanais
Première conférence internationale des Africanistes de l’Ouest : Comptes Rendus. Dakar. 1945.
Paris. Adrian-Maisonneuve. 1950. Vol. I, p. 19-31.
Au seuil de ces journées consacrées aux progrès des études scientifiques ouestafricaines et au cours desquelles seront présentées de nombreuses communications destinées principalement aux spécialistes, il m’a semblé nécessaire de choisir pour sujet de ce premier exposé un thème largement humain où chacun d’entre nous trouvera quelque chose à glaner. Il s’agit d’un conte soudanais où les uns s’attacheront plutôt, à l’aspect documentaire du texte, les autres au pittoresque du récit lui-même ou à sa valeur littéraire, tandis que beaucoup, poussant plus avant, découvriront quelque chose au moins du sens profond qu’une antique sagesse a cachée sous l’écorce des mots.
Décrire d’abord — avec le récit lui-même — les splendeurs du vêtement, les vives colorations du fruit, les richesses de l’écrin, sera notre première démarche.
Puis, celles-ci connues, et sans nous arrêter davantage aux curiosités du décor, nous tenterons d’atteindre les réalités dont ces visibles ornements ne pouvaient être que les signes et les symboles, le corps vivant et chaud sous les plis alourdis du brocart, l’amande nourrissante et salutaire, en sa coque, et, dans l’écrin, son joyau.
Par delà les mouvantes illusions de la surface où le sensible chatoie au soleil, nous nous pencherons ensemble sur le gouffre insondable de l’Etre, à la conquête du bien suprême proposé pour objet à l’aventure de notre voyage intérieur, la « perle de grand prix » de la connaissance et de la certitude spirituelles.
Le conte, que l’on peut intituler avec le lettré pullo soudanais qui m’en a communiqué le texte : « Au mystérieux pays des symboles » commence ainsi :
« Conte conté à conter… Es-tu véridique ? Pour les bambins qui s’ébattent au clair de lune, mon conte est une narration fantastique. Pour les fileuses de coton, pendant les longues nuits de la saison froide, mon récit est une délectation, un passe-temps fait à plaisir. Pour les mentons velus et les talons rugueux, c’est une véritable révélation. Je suis donc à la fois futile, utile et instructeur. Narre-le donc pour nous… »
Rassurez-vous, je ne vous lirai point tout le récit du voyage, fertile en aventures, que trois fils d’Adam, Hammadi, Hamtoudo et Dembourou entreprirent au « mystérieux pays du surnaturel Kaydara ». Je me contenterai de vous résumer l’histoire.
Après avoir accompli, au bois sacré de leur village, un sacrifice propitiatoire et poussant chacun devant soi un boeuf porteur, nos explorateurs dépassent les contrées habitées par les hommes, puis, ayant traversé d’épaisses forêts, ils débouchent dans une plaine aride et calcinée. Bientôt ils vont souffrir de la soif, sous un soleil brûlant, « amusant son fils » comme on dit en fulfulde. Ils rencontrent un caméléon :
— Ohé, s’écrie Hammadi, fils des sœurs de ma mère, venez voir un animal fantastique ! Il se déplace, hésitant entre l’avance et le recul. Il change de couleur et roule des yeux en tous sens, sans bouger la tête.
Le caméléon dit :
— Suis ton chemin, ô fils d’Adam ; si observer est une qualité, savoir se taire prévient la calamité. Je suis le premier symbole du pays des génies, mon secret appartient à Kaydara, le lointain et bien proche Kaydara.
Plus loin, c’est une chauve-souris qui dit :
— Je suis mammifère par mes dents et oiseau par mes ailes. Je repose dans les branches suspendue par les pieds ; la lumière du jour m’aveugle et l’obscurité de la nuit m’éclaire. Je suis le deuxième symbole du pays des génies, mon secret appartient à Kaydara, le lointain et bien proche Kaydara.
Puis comme l’immensité de la plaine continuait à s’étaler, à se dérouler comme étirée par une main invisible, alors que les trois voyageurs se traînaient accablés de fatigue et de soif, Dembourou, le moins affaibli des trois, abritant ses yeux de la main, vit approcher un gros scorpion « qui ne pouvait être que le grand-père de tous les scorpions ».
— Ohé ! fils des frères aînés de ma mère, s’écria Dembourou, sortez de votre léthargie car, en vérité, voici qu’il marche sur nous l’émissaire maléfique…
O ! miens organes visuels ! O ! mienne poche digestive! O ! miens intestins d’évacuation ! O ! colique! O ! constipation… !
Ces exclamations pittoresques réveillent les deux voyageurs épuisés qui aperçoivent soudain le scorpion et le prennent pour une apparition :
— Je ne suis point un être surnaturel, déclare le scorpion, je suis l’animal fatal à qui le frôle. Mes pinces se nomment l’une la violence et l’autre la haine, l’aiguillon de ma queue s’appelle dard de la vengeance. Je ne mets au monde qu’une fois. La conception, signe chez les autres êtres de multiplication, est chez moi celui d’un trépas certain. Je suis le troisième symbole du pays des génies, mon secret appartient à Kaydara, le lointain et bien proche Kaydara.
Une incantation magique que leur a enseignée le scorpion fait surgir devant les trois voyageurs une mare aux eaux limpides et fraîches. Ils se précipitent, mais pour en trouver l’approche défendue par une grouillante et infranchissable ceinture de reptiles, avec père Python, mère Vipère, oncle Naja, et bien d’autres. Toute tentative de forcer ce venimeux barrage s’étant avérée inutile, nos trois compagnons se réfugient sous un arbre et s’abandonnent au désespoir.
— O ! mare de déception, dit Hammadi, malheur aux altérés qui se précipitent vers toi. Nous avons soif, notre détresse est à son comble, nous nous mourons, O ! Supplice ! Faut-il, pour attendrir tes monstrueux gardiens, te réciter la complainte de mon pays? Écoute :
J’appartiens à une noble race. Ma souche se trouve au Soleil Levant. Les miens ancêtres ont suivi de l’Orient vers le Couchant des bœufs marchant lentement et portant majestueusement sur le garrot une bosse grasse et charnue.
La vache et ma mère m’ont conjointement nourri, et dans la prairie j’ai grandi en même temps que le veau.
Quand l’étranger est notre hôte, c’est du lait qu’on lui fait boire et c’est du beurre qui cuit ses aliments.
Le voyageur ne meurt point de soif dans mon pays. Il ne faut pas confondre tous les pis… : ceux de la vache l’emportent sur ceux de tous les autres animaux.
Après cette déclaration de Hammadi, Dembourou eut l’heureuse idée de répéter la formule magique apprise du scorpion et aussitôt un très gros lézard apparaît qui dit aux trois voyageurs :
— Quittez ce lieu ; cette mare est le quatrième symbole du pays des génies, son secret appartient à Kaydara, le lointain et bien proche Kaydara.
Un arbre touffu apparaît. A son pied, un tout petit trou, juste grand comme une empreinte de gazelle, est plein d’eau. Hammadi, à plat ventre, aspire la goutte d’eau et le trou se remplit aussitôt à nouveau. Tous se désaltèrent à cette source miraculeuse et une voix aérienne leur déclare :
Vous avez pénétré, ô fils d’Adam, dans le domaine des nains gardiens des trésors souterrains. C’est ici le cinquième symbole du pays des génies, son secret appartient à Kaydara, le lointain et bien proche Kaydara.
Puis on rencontre une outarde :
— O ! ma langue ! Quelle chair savoureuse !
L’animal n’a qu’une patte et bat de l’aile : les affamés vont sans doute la capturer sans peine. Ils s’élancent, l’oiseau s’esquive pour aller les narguer lui peu plus loin tandis qu’ils se heurtent brutalement les uns les autres et tombent tous à la renverse. Trois fois la scène se répète. C’est le sixième symbole du pays des génies, le secret de l’outarde appartient à Kaydara, le lointain et bien proche Kaydara.
Le tableau suivant n’est pas moins étrange : un bouc vénérable, à la longue barbe, aux cornes noueuses, en train de copuler avec un arbre. On comprend Hammadi s’écriant :
— O yeux de ma tête ! O ! miennes oreilles ! Vous n’avez pas fini de voir et d’entendre ! Quel est donc ton secret, ô bouc contre nature ?
— Je suis le septième symbole du pays des génies, mon secret appartient, à Kaydara, le lointain et bien proche Kaydara.
Fatigués, nos trois amis s’abritent sous un arbre verdoyant. Mais voici que tout à coup l’arbre s’effeuille pendant qu’un arbre mort, à quelques pas de là, se couvre d’une opulente frondaison. Les voyageurs changent de place : même jeu. Un oiseau les avertit :
— Vous êtes en présence du huitième symbole du pays des génies : ici, c’est le seuil de la démeure de Kaydara, le lointain et bien proche Kaydara.
Un trou béant s’ouvre devant les trois compagnons, souterrain monstrueusement infect et rempli d’excréments. Ils y pénètrent pourtant, sans manifester de dégoût ; et aussitôt le cloaque se métamorphose en une vaste salle odoriférante an milieu de laquelle siège sur un trône d’or un être à sept têtes, douze bras et trente pieds. Cet être merveilleux, c’est Kaydara.
Le trône tourne sur lui-même sans arrêt ; les quatre pieds du trône disent tout en tournant, l’un : grand vent, l’autre : tremblement de terre, le troisième : inondation, le dernier : incendie.
Kaydara, pour récompenser la ténacité de ceux qui sont parvenus jusqu’à lui leur fait remettre par l’un des gardiens de ses trésors souterrains de l’or, à chacun trois charges de bœufs, avec les deux animaux supplémentaires nécessaires au transport de cet inestimable présent.
Et comme Hammadi s’enquiert du sens des symboles rencontrés en route, il ajoute :
— Employez bien l’or que je viens de vous donner, vous trouverez tout ce que vous voudrez, y compris l’échelle qui monte en haut.
Sur le chemin du retour, les voyageurs se confient leurs projets. Dembourou sera un grand chef, puissant et honoré ; Hamtoudo, un riche commerçant.
— Quant à moi, dit Hammadi, je ne chercherai ni à devenir chef, ni à arrondir encore ma fortune. Je suis prêt à dépenser, s’il le faut, tous mes biens pour connaître le secret du pays des génies. C’est mon seul rêve. Il semble modeste, mais il est grand et profitable.
On s’arrête dans un village pour passer la nuit : personne ne veut accueillir les arrivants, obligés d’aller camper sous un fromager, où ils découvrent un vieillard silencieux et couvert de haillons. Deux raillent le miséreux, mais Hammadi parvient à le faire parler et lui abandonne ses trois charges d’or contre les trois recommandations suivantes :
— En hivernage, ne quitte jamais ta demeure dans l’après-midi pour entreprendre un voyage.
— Ne viole jamais une défense traditionnelle.
— Méfie-toi des soupçons et qu’ils ne commandent jamais tes actions.
Hamtoudo et Dembourou, après s’être copieusement divertis aux dépens de la niaiserie de leur compagnon, se mettent en route ; une tornade effroyable les surprend ; un lion fuyant devant l’orage tue Dembourou. Le lendemain matin, Hammadi rejoint le survivant.
On arrive à un fleuve. Le passeur déclare :
— Il y a un gué, mais on y risque sa vie et il faut utiliser ma barque. C’est une antique tradition.
Hamtoudo n’en veut faire qu’à sa tête : il entre dans l’eau et se noie.
Hammadi a hérité des biens de ses compagnons. Il passe en pirogue. Le passeur prélève le péage traditionnel mais verse la poudre d’or dans l’eau, comme tribut aux gardiens souterrains des métaux. Une fois la traversée effectuée, le passeur coule sa pirogue, et se met à avaler de la terre, il s’enfle, s’enflamme, marche, torche vivante, sur les eaux et au milieu du fleuve s’évanouit sous les flots.
Hammadi arrive chez lui, après vingt ans d’absence. Il trouve dans sa case un homme endormi et allait le tuer quand il songe à la troisième recommandation de son initiateur. Il réveille celui qui, croyait-il, l’avait déshonoré.
Le prétendu rival est son fils, engendré il y a vingt ans, la nuit même de son départ. Sa femme lui est demeurée fidèle.
Hammadi est devenu le chef du pays. Il règne avec équité et exerce la miséricorde. Un jour un vieillard débile, en guenilles, demande à voir le roi. On le repousse, on l’insulte. Hammadi l’accueille. Que veut-il ?
— Je voudrais, ô chef, participer à ton repas.
C’est le soir. La nuit avale tous les flocons de nuages blancs et donne à la voûte du firmament sa couleur bleu liniffide. Toutes les étoiles de l’espace apparurent scintillantes pour éclairer le tête à tête d’Hammadi et de son hôte mystérieux.
Alors le vieillard lui explique, un à un, les neuf symboles du pays des génies. Et Hammadi découvre tout à coup que celui qui lui parle n’est autre que le passeur et que l’inconnu sous le fromager.
Aussitôt le vieillard changea de forme et devint un être différent des fils d’Adam, avec deux ailes agrémentées d’or, et dit :
— Je suis Kaydara. Je suis lointain parce qu’il n’est pas donné à tout le monde de me toucher, et je suis proche, car il n’y a entre les êtres et moi ni distance ni obstacle. Retiens bien ce que tu viens d’entendre et transmets-le au peuple comme un conte et à tes successeurs sur le trône comme un enseignement.
Les dernières étoiles disparurent du ciel, la lumière d’une aurore pleine d’espoir transperça l’obscurité de la nuit et embrasa l’horizon oriental. Kaydara étendit ses ailes constellées d’or, et s’envola fendant l’espace, laissant Hammadi étendu à terre, pantelant de surprise et de joie rempli de science et de sagesse.
II
Tel est, à peine schématisé, cet admirable récit aussi propre, vous le constatez, et comme le conteur lui-même nous en a prévenus, à faire réfléchir le penseur qu’à divertir l’enfant.
Mais, après le simple curieux, c’est maintenant à l’ethnologue à se pencher un instant sur l’étonnante histoire, avant de s’effacer à son tour devant l’homme tout court.
Voici d’abord, quelqqes précisions, sur l’origine du texte. Le conte de Kaydara est, ou du moins, a été bien connu dans le petit royaume toucouleur de Bandiagara, né au Soudan Français en 1864, du démembrement de l’empire d’El Hadj Omar
Le texte que j’ai utilisé sans savoir d’ailleurs encore dans quelle mesure il peut différer d’une version plus réellement populaire, est une transcription due à un lettré pullo de cette région — qui est d’ailleurs en même temps préparateur à l’Institut d’Afrique — Amadou Hampaté Bâ, qui avait appris le récit d’un célèbre conteur dont il fut lui-même l’élève, Soulé Bô (abréviation de Souleymane Bô) plus connu sous le pseudonyme de Kullel
Ce Kullel, fils d’un certain Bô Sako, sofa de Tidjani Tall, roi du Maasina (1864-1887) était devenu à la fin du XIXe siècle un conteur réputé, qui tenait des séances publiques de récitation au cours desquelles, enfourchant le coursier fantastique Yinki-yanka, il donnait libre cours à son talent et à son imagination
Que sous sa forme actuelle, le conte de Kaydara soit africain, soit soudanais, et soit pullo, il est aisé de s’en rendre compte. Rien dans les noms d’animaux qui ne puisse être local, comme l’est celui du seul arbre identifié, un fromager. Les noms propres, Hammadi, qualificatif traditionnel de premier né masculin, Hamtoudo et Dembourou, noms serviles, sont typiquement fulɓe, comme l’est, bien entendu, l’inévitable couplet sur la souche orientale et l’excellence de la vache.
On constatera, sans plus de peine, l’absence d’éléments islamiques apparents.
Mais quand on aura simplement reconnu dans notre texte un conte fulfulde maasinanke, indemne à première vue d’influences musulmanes et qui paraît participer tout ensemble du conte merveilleux et du conte moral, on ne sera pas encore, il faut l’avouer, bien avancé.
Un pareil récit n’est pas né, de toutes pièces, dans les rochers de Bandiagara ou les plaines herbeuses du Macina. Quelques touches légères, de couleur locale, et relevant d’ailleurs davantage du vocabulaire que du fond, ne sauraient, à cet égard, faire illusion.
Le nom même de Kaydara peut-il nous apporter des indications utiles ?
Puisque le fulfulde transcrit volontiers par un le kh arabe, faisant alkamisa de alkhamis et kalîfa de khalîfat, on songera tout naturellement à un avatar soudanais d’un nom illustre dans la mythologie musulmane, al-Khadir ou al-Khidr . Ce mystérieux personnage à la fois terrestre et céleste qui a bu le breuvage d’immortalité, habite la mer ou les lieux déserts et, identifié souvent à l’Élie biblique, est resté l’éternel et omniprésent voyageur généralement invisible mais apparaissant de siècle en siècle à de nombreux mystiques auxquels il accorde d’ineffables révélations.
Si Kaydara est bien al-Khidr nous ferons un pas de plus en nous rappelant que les commentateurs du Coran identifient avec al-Khidr le « Serviteur de Dieu » qui, dans la sourate de la Caverne, sert de guide à Moïse dans l’étrange voyage qui semble avoir pour triple source un récit babylonien, le roman syrien d’Alexandre et la légende juive non biblique.
Alors, nous raconte le Coran , ils partirent tous deux et montèrent sur une barque. Le serviteur de Dieu chercha à la faire couler, et les commentateurs précisent qu’al-Khidr coula la barque en faisant un trou dans sa coque, brisant à coups de hache une ou deux planches du fond. Le rapprochement avec l’épisode du passeur — qui est Kaydara lui-même — coulant la pirogue dans le conte soudanais est bien tentant
On admettra quand même que, s’il existe, l’élément coranique demeure dans notre récit extraordinairement modeste. Tout cet appareil de symboles, d’étapes et de chiffres, tout cet aspect initiatique, sur lequel nous reviendrons, doit avoir d’autres racines.
Si Kaydara n’était pas al-Khidr, peut-on tenter de rapprocher son nom de celui du premier des attributs divins que reconnaît la Kabbale, cette « couronne » qui ouvre la liste des 10 Sephîrôth et s’appelle Kether (ou Khether) ? Peut-on penser que l’enseignement, ésotérique de Kaydara et celui de la Kabbale pourraient bien s’enraciner l’un et l’autre, dans quelque antique substratum commun, celui d’un Proche-Orient sémitiques ?
Si la chaîne reliant Kaydara à ses sources orientales ne passait pas par le soufisme et ne faisait que frôler l’islam, il y aurait là sans doute un fait intéressant à verser au dossier du problème peul
Contentons-nous pour l’instant de noter quelques traits qui rattachent le conte soudanais à la littérature universelle. Nous y retrouvons, en effet, sans peine, des thèmes bien connus des folkloristes.
Voici par exemple celui des « bons conseils », souvent achetés, et souvent triples comme dans le célèbre exemple des trois avis du petit oiseau de la légende persane de Yûdâsaf et Balauhar, que devait accueillir un de nos plus charmants fabliaux, le lai de l’oiselet.
Voici le thème du combat du père et du fils que connaît, avec d’innombrables variantes, le terre entière et dont Van Gennep a patiemment reconstitué l’histoire
L’association de la grotte, de l’or, des êtres souterrains est également extrêmement répandue.
Comme aussi ce thème majeur du voyage spirituel avec ses épreuves et ses étapes dont nous aurons à citer, dans un instant, divers exemples.
Il ne sera donc nullement surprenant de retrouver un peu partout des ressemblances, tantôt plus vagues, tantôt plus précises entre notre conte et d’autres récits.
Avec le Mârchen de Goethe, par exemple, les analogies sont si évidentes (le fleuve, le passeur, Pori la crypte merveilleuse, etc.) qu’une étude des sources du poète, qui a, on le sait connu les premières traductions de la littérature indienne donnerait peutêtre, au point de vue qui nous occupe, des résultats instructifs.
III
Ce mythe d’un voyage symbolique conduisant l’âme, à travers une série d’aventures, occultes et effrayantes souvent, mystérieuses toujours jusqu’au paisible séjour de l’illumination, de l’unité ou du Nirvana, reflète trop la poignante et pathétique imace de notre destin individuel, pour n’être pas de tous les temps et de tous les lieux.
La voie, le chemin, le voyage… ce vocabulaire, toutes les fois, tous les livres saints, tous les siècles l’ont employé, toutes les mystiques ont décrit de cette aventure de l’âme et l’itinéraire et les étapes.
Comme le bouddhisme a son noble et octuple sentier, la Chine a son « tao », le christianisme son évanuile de la route étroite et son voyage du pèlerin, et le soufisme musulman sa tariqa où cheminent les ahl as-sulùk, les gens de la marche.
Tous les temps, toutes les littératures ont traité le thème. Gilgamesh, le héros babylonien, se met en route pour aller chercher jusque dans l’île heureuse la plante d’immortalité.
Le Mahâbhârata nous raconte le voyage d’Arjuna jusqu’à la céleste cité d’Indra, celui des Pandavas à la recherche d’Arjuna avec les épisodes classiques, obligatoires, la forêt, la tempête, les bêtes sauvages, les démons, enfin leur ultime pélerinage, en route vers la montagne sacrée Meru, et l’arrivée de Yudhisthira devant le trône divin.
En Grèce, au cours de la célébration des mystères d’Éleusis, c’étaient d’abord, pour les candidats à l’initiation 10, des courses inquiètes au sein des ténèbres, des frissons, un tremblement, une épouvante avant l’arrivée dans les « lieux purs », éclairés d’une « lumière merveilleuse », « prairies égayées d’apparitions divines » où « parfait et initié, l’homme devenu libre se promène sans contrainte et converse avec des hommes saints et purs ».
Le judaïsme post-exilique, largement ouvert aux influences persanes, fera, lui aussi, une place considérable aux symboles et aux apocalypses : le Livre des Secrets, d’Enoch, par exemple, rédigé sans doute par un juif hellénistique d’Égypte tout au début de notre ère, est le récit d’un voyage aux sept ciels, truffé de visions, de monstres ailés, d’anges, de trônes, de chiffres bien entendu, et de révélations mi-cosmogoniques, mi-morales. C’est déjà une atmosphère assez comparable à celle du pays de Kaydara.
A l’autre bout de l’Asie, un écrivain chinois, Wu Ch’eng-En, rédige au XVIe siècle, en utilisant d’ailleurs largement les souvenirs du célèbre moine Yuan Chwang qui visitait l’Inde au VIIe siècle, un « récit du voyage au paradis occidental », qui est devenu le véritable « Pilgrim’s Progress » du bouddhisme 11
Outre Yuan Chwang, le messager impérial au Pays pur et chargé d’en rapporter les livres sacrés, la petite troupe se compose de quatre personnages symboliques, un singe, l’Intelligence, un porc, la Chair, un cheval, le Cœur fidèle, et Sable, le moine, le caractère mouvant et affermi tour à tour. D’innombrables aventures, et 81 épreuves attendent nos voyageurs : il y a bien entendu un épisode de la soif au désert, une rivière avec un passeur, qui est ici le Bouddha avec Son « Radeau de la bonne loi », les inévitables considérations sur l’ésotérisme arithmétique, et l’arrivée finale au pied du trône de l’éternellement miséricordieux, l’illumination, la joie, le don des livres et le retour dans le monde avec les trésors de la connaissance.
Le bouddhisme connaît d’ailleurs un autre pays mystérieux que le Paradis occidental, c’est le légendaire Chambhala, qu’on ne peut atteindre qu’en traversant au préalable des solitudes affreuses, des forêts hantées de bêtes féroces, des montagnes de glace, des fleuves.
La littérature arabe ne serait pas orientale si elle n’avait accueilli, et chéri, le genre « voyage merveilleux ». Tout le monde connaît Sindebad, qui n’est qu’un conte plaisant. L’histoire du roi Sâbour 12 possède, elle, un caractère nettement initiatique. Il s’agit d’un monarque qui, désirant un fils, se met en route, à la suite d’un songe, vers le lointain Serendib. Un vieillard plus que centenaire, qui porte le nom révélateur d’al-Hindi (l’Hindou) 13, le mènera à Serendab où l’attendent mille prodiges, arbres parlants, source de sang, palmiers habillés de robes de couleur, oiseaux d’or, etc. « Roi, déclare al-Hindi, nous sommes à la fin de notre excursion dans cette vallée ; tu y as vu ce que tu y as vu, ne révèle pas aux insensés ce que tu y as contemplé ; celui-là doit seul le savoir à qui Dieu l’a fait connaître… ». Puis il lui explique les symboles.
L’exemple occidental le plus illustre de voyage allégorique est, naturellement, le Pilgrim’s Progress, composé sur le type usuel des épreuves « en série » et, celles-ci surmontées, de la récompense finale.
IV
C’est sur un aspect particulier, et d’ailleurs capital, du récit qu’il nous faut maintenant insister. Celui-ci a un sens caché, ésotérique, que le conte, d’ailleurs, sous la seule forme que nous lui connaissions et qui n’est certainement pas primitive, avoue explicitement.
On peut même se demander dans quelle mesure de modernes symbolistes n’ont point « accroché » à un vieux texte leurs propres conceptions.
Ce qui ne saurait évidemment en rien diminuer l’intérêt des enseignements de Kaydara. Nous nous permettrons d’ailleurs d’user de la même liberté que ce dernier et de chercher à découvrir dans les données du conte au moins un des systèmes d’explication qu’on lui peut trouver.
Quittant volontairement le domaine de la science nous irons nous aventurer ensemble dans celui, différent mais non moins légitime, et nécessaire, de la méditation.
Le récit de Kaydara nous décrit, en fait, une initiation, à laquelle se présentent trois candidats, et qui se divise en trois parties : voyage d’aller, voyage de retour, arrivée ou, en d’autres termes , la vérité recherchée, la vérité vécue, l’illumination décisive.
Le voyage d’aller est ce nécessaire, cet inéluctable pélerinage que la destinée impose à toute âme d’homme et que celle-ci acceptera courageusement si elle se veut digne de sa vocation. Entre elle et l’objet de sa poursuite, la découverte de la vérité, les obstacles ne manqueront pas, et c’est ce que représentent ici l’épaisse forêt, le grand désert, le soleil torride, la soif, la faim, la fatigue, le souterrain nauséabond. Autant d’épreuves à surmonter si l’on veut atteindre le but. Chemin faisant les voyageurs feront pour leur instruction, une série de rencontres étranges, paraboles chargées de sens mais dont l’initié seul, et beaucoup plus tard, connaîtra l’explication. Celle-ci sera confiée à Hammadi, tout à la fin du récit, par un pauvre vieillard, qui, une fois de plus n’est autre que Kaydara, le lointain et cependant tout proche Kaydara.
La forêt est la selva oscura de Dante, la « forest noire, en laquelle ne repairent fors bestes sauvages et dangereuses » du songe de Poliphile, image de la vie profane et de ses périls, comme la soif, au désert, sera celle d’une âme altérée de connaissance et de sagesse.
Les trois premiers symboles, caméléon, chauve-souris et scorpion ont un double sens, l’un supérieur l’autre inférieur juxtaposés en un même objet. Idée profonde, que nous retrouverons, et qui nous ramène au dualisme essentiel d’un monde fait d’opposés, de contraires, de complémentaires, de couples plus que d’intermédiaires ou de moyennes, d’un monde composé, comme nous, de blanc et de noir plutôt que de gris.
Le caméléon signifie pour Kaydara la prudence dans son sens élevé, mais dans son sens bas l’hypocrisie. Si un certain mimétisme peut être légitime, l’excès de conformisme devient pernicieux dès qu’il implique le reniement de nos convictions.
La chauve-souris — à la fois oiseau et mammifère — symbolise, dans son sens élevé, nous dit Kaydara, la foncière unité des êtres, la suppression des catégories usuelles dont les limites, artificielles, s’abolissent pour l’initié. L’animal voit mieux la nuit que le jour — c’est donc l’esprit assez avisé pour lire dans les choses les plus obscures. Dans son sens bas, c’est l’extravagance : a-t-on idée d’être aveugle en pleine lumière ?
Ne serait-elle pas aussi, nécessairement, l’image de notre double nature, aérienne et terrestre, spirituelle et matérielle, rêveuse et positive ?
Pour Kaydara le scorpion est, au sens élevé, le sacrifice puisque la naissance de ses petits le tue lui-même et, au sens bas, la haine, le venin, la violence, la vengeance.
Les symboles suivants ont une explication unique.
La mare défendue par les serpents serait le pays efficacement protégé. Mais on pourrait y voir aussi les valeurs spirituelles soit à l’abri des maraudeurs, soit, au contraire, rendues inaccessibles et comme monopolisées par l’étroitesse et l’inintelligence des croyants.
La petite source, qui se renouvelle sans jamais s’épuiser, c’est, Kaydara nous le dit, la charité d’une âme qui partage sans s’appauvrir, qui s’enrichit en se donnant, comme le grain de blé ne fructifie que s’il accepte, au préalable, de mourir : loi fondamentale du monde moral et qui répond à cette admirable définition de Bergson
« L’esprit est ce dont on peut tirer plus qu’il n’y a ».
Mais l’outarde est la vie matérielle, n’est que la vie matérielle, le succès, le gain, donc la convoitise, et tout ce qu’un bonheur simplement terrestre a d’inaccessible, avec les chutes, les heurts, les conflits que doit entraîner sa poursuite.
Le bouc fécondant un arbre demeure très énigmatique. Kaydara paraît n’y trouver, avec l’image d’un peuple « dont les mâles s’unissent à des femelles stériles » qu’un simple regret de patriote ou de statisticien devant une insuffisante natalité. On peut penser qu’il y a là autre chose, au moins à l’origine, et même si le récit actuel paraît l’ignorer : quelque idée magique sur l’association de la vie végétale et de la fécondité animale. On aimerait, savoir, à cet égard en songeant au rôle que jouent les arbres à latex dans certains cultes africains, si la tradition précise de quel genre d’arbre il s’agit ici.
Les deux arbres, tour à tour secs et feuillus, nous rappellent, si l’on en croit Kaydara, ce que les symbolistes nomment la loi du binaire, illustrée par tous les couples naturels, vie-mort, masculin-féminin, haut-bas, etc.
Enfin la caverne malodorante est l’emblème des épreuves à traverser, à traverser nécessairement et si pénibles soient-elles, avant de parvenir au merveilleux séjour du divin Kaydara.
Quant aux descriptions de celui-ci lui-même et de son trône elles sont du meilleur genre apocalyptique ou cabbalistique, férus, l’un et l’autre, on le sait, d’arithmologie mystique.
Ici, les 7 têtes symbolisent les 7 jours de la semaine, les « 7 étoiles boréales doubles », « et tout ce qui se compte par sept », les 12 bras sont les 12 mois et tout ce qui se compte par 12, et les 30 pieds les 30 jours du mois, les 4 pieds du trône sont les 4 éléments traditionnels [la terre, l’eau, l’air, le feu].
Jusqu’ici il n’était que de suivre le texte. Il va nous falloir maintenant, avec, le voyage de retour, interpréter plus hardiment. Les 3 compagnons ont surmonté les obstacles accumulés sur la route qui mène au pays de Kaydara. Celui-ci les accueille et les renvoie comblés, chargés d’or, mais en leur recommandant d’en faire bon usage. Comment vont-ils se comporter en reprenant pied au séjour des humains ?
Que vont-ils faire de leur or, de cet or qui est sans doute, plutôt que le métal matériel de ce nom, le symbole de la connaissance dont Kaydara a récompensé leur recherche ? Trois hommes, trois réponses : l’un veut la puissance, l’autre la richesse, le troisième la sagesse. Il est ici difficile de ne pas évoquer les trois premières statues du récit de Goethe, le roi d’airain, la Force, le roi d’argent, les apparences, le roi d’or, la Raison.
Les voyageurs ont donc choisi. Ils ont engagé leur avenir, leur éternité peut-être. Les jeux sont faits. Les destins sont scellés. Implacable conclusion de ces prémisses, les événements vont se dérouler.
Le vieillard en guenilles sous le fromager c’est naturellement Kaydara : il regarde l’orient comme s’il en attendait quelque chose. Et à Hammadi le cœur bien disposé il donne 3 conseils.
- Le premier (pas de départ l’après-midi en hivernage) est une maxime d’humilité. Accepter le réel, en tenir compte ; la nature existe avec ses forces aveugles ; nous ne sommes pas le centre du monde, mais seulement les spectateurs provisoirement tolérés d’un cosmos qui nous ignore. Dembourou périra par imprudence, orgueil, fatuité.
- Le deuxième conseil (observer la tradition) est une maxime de respect pour le passé, pour l’expérience des sages, pour la foi des pères. On a cherché, pensé, souffert, prié avant nous. Un trésor spirituel lentement accumulé par les siècles est à notre disposition : savoir y puiser avec gratitude et vénération. Le fleuve, c’est le présent séparant le passé de l’avenir, la pirogue c’est sans doute, et toujours comme dans le conte de Goethe, la religion en vigueur, les mœurs admises, et, il faut le dire, les préjugés sociaux : cette barque devenue inutile, on la coulera tout à l’heure, sans hésiter. Le tribut aux gardiens souterrains des métaux, c’est peut-être le signe d’une libération spirituelle qui ne s’obtient que par l’abandon au bénéfice d’un gain d’ordre supérieur, d’un bien matériel qui ne peut que paralyser notre essor.
L’âme affranchie, et qui aura vu détruite avant de reprendre sa marche cette barque traditionnelle dont elle n’aura désormais plus besoin, elle aborde aux rivages de l’avenir. - Le quiproquo qui risque de faire d’Hammadi le meurtrier de son fils me semble une figure de la confiance qui doit être celle du chercheur sincère.
C’est le troisième conseil de Kaydara : se méfier des soupçons inconsidérés. Cet enfant qui l’attend au terme de son long voyage, c’est le sien. Cet inconnu, c’est lui qui l’a engendré, c’est donc, sous une autre forme, lui-même. Il faut savoir respecter la tradition. Il faut aussi savoir accueillir le non déjà vu, non seulement respecter des traditions mais en créer, savoir courageusement poser des commencements inédits et renoncer à conserver le vin nouveau dans des outres vénérables mais périmées.
Humilité, respect, confiance. L’âme a fait ses preuves. Elle est mûre pour une suprême révélation.
Et ce sera le dernier acte. Hammadi, qui poursuivait la sagesse va connaître enfin le rassasiement ; il aura trouvé d’ailleurs, de plus, et sans les chercher, ces biens visibles que ses compagnons, qui les désiraient tant, n’auront pas.
Kaydara revient, sous les traits d’un vieillard misérable, houspillé à la porte par le corps de garde, mais qui demande à voir le roi, et même, ô impudence, à manger avec lui : « Sa main et la mienne, dans le même plat… ».
Comment ne pas songer ici à ce passage de l’Apocalypse : « Voici, je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je souperai avec lui et lui avec moi » ?
Hammadi entend l’appel divin. Malgré les protestations de ses courtisans,, il ouvre à celui en qui il devine le céleste messager : l’inconnu mystérieux pénètre dans le palais pour le repas qui sera une véritable cène, et enseigne à son hôte, dans la paix d’une nuit étoilée, les ultimes secrets de la vie profonde. Puis se fait reconnaître, déploie ses ailes de lumière et s’envole, laissant sur la terre, parmi les hommes lents à comprendre, aux cœurs secs et aux mains arides, un initié de plus, une âme de plus qui, pacifiée, consolée, sauvée, enrôlée au service de l’esprit, ne vivra désormais que pour la «seule chose nécessaire ».
Nous pouvons conclure. Et maintenant, je voudrais ici, dépassant le cadre, si vaste soit-il avec ses prolongements symboliques, de notre conte, élever plus haut encore vos regards vers ce qui doit en faire pour nous la valeur suprême : le témoignage, qu’il apporte, sous la variété des vocabulaires, de l’unité de la vie spirituelle.
C’est une grande joie pour le chercheur sincère, et sans doute l’un des rares motifs qui lui restent de ne pas désespérer entièrement de l’être humain, que, de retrouver sans cesse, dans tous les temps, dans tous les pays, chez toutes les races, dans toutes les religions, la preuve de cette affirmation de l’Écriture : « L’Esprit souffle où il veut », maxime qu’un mystique hal-pulaar du Soudan, Tierno Bokar Salifou Tall, exprime ainsi : « La vérité est divine, elle n’a pas de maison paternelle, elle n’a pas de quartier dans le village, Dieu la place à son gré ».
Etres limités et éphémères, nous ne saisirons jamais de la vérité que des aspects partiels, fragmentaires, provisoires. Aussi la vérité est-elle une cîme à multiples versants, au sommet de laquelle seulement se retrouveront un jour, dans la lumière, ceux qui l’auront gravie par des sentiers peut-être bien différents. Mais ces chemins convergent vers un centre commun, réalité suprême où viendront se fondre tant de distinctions secondaires ou artificielles qui compartimentent le genre humain au point d’en masquer parfois la foncière unité.
Il y a donc des sages, des pionniers de la recherche philosophique, des héros de l’aventure mystique, des initiés, des voyants, des inspirés, des apôtres, des saints partout. Qu’ils diffèrent entre eux, et de nous, par des détails accessoires, par le vocabulaire, les formules, leur façon d’exprimer, tant, bien que mal, l’inexprimable, peu importe. Nous les saluons avec joie pour d’authentiques messagers de la vie supérieure, pour ces guides qui de siècle en siècle tentent inlassablement d’arracher l’humanité à ses laideurs et à ses tristesses pour l’entraîner sur la voie du progrès spirituel.
Il n’y a pas, il ne peut y avoir de monopole de la vérité. Elle n’est nulle part toute entière. Mais elle sait partout se susciter de fidèles témoins, bien ignorés le plus souvent, parfois bien méprisés, que ne connaîtront ni la foule ni les puissants de l’heure, dont ne parleront pas les journaux, mais qui auront quand même, par leur consécration obstinée à la cause juste et impopulaire de l’Esprit, sauvé l’âme et l’honneur du genre humain.
Faut-il des exemples de ces rapprochements de pensée, pouvant aller, jusqu’à des identités de termes ? En voici qui prolongent directement le conte de Kaydara, puisqu’il s’agit d’un certain Tierno Bokar, de Bandiagara.
Ce saint homme, dans un résumé de la religion musulmane, a reproduit, dans sa forme même, la phrase bien connue de Pascal dans le Mystère de Jésus : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé ». Mais ce n’est pas aux Pensées qu’il l’emprunte, c’est à un poète arabe du XIVe siècle Omar Ibn al Farid.
Du même personnage, son fils adoptif m’a raconté ce trait délicieux. La scène se passe en 1933, à Bandiagara, au cours d’une leçon de théologie. Soudain un petit d’hirondelle tombe du nid, au milieu de l’indifférence générale. Bokar Salifou Tall interrompt sa leçon et dit, tout contristé : « Donnez-moi ce fils d’autrui », puis il replace l’oisillon dans son nid après avoir soigneusement recousu ce dernier. Ensuite, et sans reprendre le fil de son exposé, il s’adresse ainsi à ses disciples : « Il est nécessaire que je vous parle de la charité. En vérité, celui qui apprendrait par coeur toutes les théologies de toutes les confessions, s’il n’a de la charité dans le cœur, ses connaissances ne seront qu’un bagage sans valeur. Sans la charité les cinq prières canoniques sont des exercices physiques sans valeur religieuse. Sans la charité le pélerinage à la Mecque, au lieu d’être un voyage sacré, devient une villégiature sans profit. Si j’avais à symboliser la religion, je la comparerais à un disque (couvre-plat) en vannerie dont l’une des faces est amour et l’autre charité ».
Il est impossible, n’est-ce pas, de ne point retrouver ici comme un écho soudanais et moderne, par delà près de deux mille ans d’histoire, de l’hymne à la charité de Saint-Paul ?
Une influence directe n’est pas vraisemblable. Il faut donc admettre que ces deux miroirs reflètent un même soleil, que ces deux âmes se sont abreuvées à une source commune.
Un célèbre mystique musulman du XIVe siècle, Muhi ad-din-ibn-‘Arabi, qui devait influencer Raymond Lull et peut-être Dante, était, lui aussi, parvenu à cette tolérante et pacifique générosité.
« Il fut un temps où je blamais mon prochain si sa religion n’était pas proche de la mienne.
Mais maintenant mon cœur accueille toute forme : c’est une prairie pour les gazelles, un cloître pour les moines.
Un temple pour les idoles et une ka’ba pour le pèlerin, les tables de la Thora et le livre saint du Qorân
L’amour seul est ma religion, et quelque direction que prenne sa monture, là est ma religion et ma foi 14 ».
Plus à l’Est, il sera moins surprenant encore d’entendre l’Inde nous redire par la voix d’un Ramakrishna que c’est la même eau qui par tant de rivières différentes coule vers l’Océan ; qui au même fleuve mènent bien des escaliers, et que comme tous les chacals ont le même cri, tous les sages — quelles que soient leur langue et leur obédience — ont un enseignement identique. De faits analogues on trouverait, d’un bout à l’autre du monde, cent exemples semblables pour témoigner que le progrès moral et spirituel n’a jamais été l’apanage exclusif d’un siècle ou d’une race, que beaucoup de bons ouvriers ont apporté leur pierre à l’édifice collectif et que, sans mépriser personne, nous avons beaucoup à apprendre d’un élargissement de notre horizon coutumier, souvent terriblement borné.
Ce sentiment de l’unité des êtres, derrière la variété des lexiques et des peaux, il est la condition même de la constitution d’une science de l’homme affranchie des préjugés de la sottise ou de la haine.
Le 20 juillet 1944 vers 22 h. 30 au hameau de Bagnano, à 15 kilomètres au sud de Florence, le lieutenant Charles Le Coeur, qui avait sollicité lui-même de ses chefs un poste périlleux, était tué à bout portant par une patrouille allemande.
Ethnologue, sociologue, linguiste, Charles Le Cœur avait su se pencher sur les populations africaines qu’il a étudiées non seulement avec curiosité, non seulement avec ses brillantes qualités intellectuelles, ce qui ne suffit pas, mais avec ce sens de l’humain, cette faculté de sympathie vraie sans lesquels les sciences de l’homme demeurent une érudite mais vaine logomachie.
Et c’était là ce qui le préparait si spécialement à ces contacts vrais, sincères, dépouillés de tous les mensonges de l’orgueil ou de la ruse qui, pour être si rares, n’en sont pas moins pour l’ethnologue le plus merveilleux des instruments de connaissance.
« La sociologie au niveau de l’individu, m’écrivait-il un jour, c’est exactement mon métier ». Et cette science là est, nécessairement une science sans égoïsme.
Si le comportement des Téda — que Charles le Cœur avait longuement étudiés et récemment encore sous les auspices de l’Institut dAfrique — nous irrite et nous choque, c’est que nous voulons expliquer à tout prix et plier à notre orthodoxie un réel dont la spontanéité et la « gratuité » n’apparaissent qu’à celui qui sait observer non seulement avec précision mais avec sympathie : les autres, dit Charles Le Cœur, « les sous-officiers coloniaux et les agrégés de philosophie, ces deux machines à broyer tout ce qui n’est pas coulé dans le moule européen » 16, n’y comprennent rien et « nos savants trouvent plus rationnel de croire les hommes stupides que de les avouer poètes » 17
Aussi veut-il, lui, refusant d’admettre une solution de continuité entre la science et l’action, comprendre les créations des autres, en sentir la noblesse, et retrouver en lui-même à leur contact de nouvelles conditions d’équilibre et de nouvelles raisons de foi.
Préoccupations graves, qui portent loin et mériteraient d’être écoutées. Car l’homme, africain ou non, se trouve aujourd’hui placé devant un choix bien solennel : ou accepter un monde ravagé par un « ouragan de haine, de barbarie et de bêtise » ou entretenir « vivante en lui cette flamme de générosité et d’imagination qui pousse un homme à aimer en chaque homme ce qu’il a de plus personnel, ce qui le fait lui et non un autre, la force créatrice qui le soulève 17 ».
Souhaitons qu’un pareil message, en sa forte et redoutable simplicité, venant d’un savant qui a su aimer les hommes, puis, le jour venu, donner sa vie pour ses amis, soit entendu.
L’Afrique, et le monde, en ont, certainement, grand besoin 18
Notes
. Le mot fulfulde du texte est yaamana-juuju (bambara : wôkolo, wôkoloni, malinké : gottè). Il y a de ces nains deux groupes : les blancs, pasteurs, et les noirs, mineurs et cultivateurs.
. Fait intéressant, il existe, me dit Amadou Hampaté Bà, une version familière du conte, dans laquelle les voyageurs sont deux enfants, auxquels Kaydara remet, au lieu d’or, des oeufs dont les uns, ken-ken, renfermeront des richesses, les autres, bum-bum, des calamités.
. L’étymologie usuelle (le vert) est peut-être secondaire, et peut rie reposer que sur une coïncidence.
. XVIII, 70.
. Cf. le proverbe pular du Fouta-Djallon : « Si tu as laissé celui avec qui tu es, percer la pirogue même dans laquelle vous êtes, cette méchanceté ne te ratera pas » (H. Gaden, p. 908).
. Litt, : couronne.
. On devra par prudence renoncer à chercher des comparaisons plus lointaines ; sinon on découvrirait dans les dictionnaires sanscrits un Kàdru, être mythologique, un Kadarù, terre et mère des serpents, un Khidira, nom d’Indra, etc., rapprochements qui risqueraient de n’être que des calembours par coïncidence.
. A. van Gennep, La formation des légendes, Paris, 1912.
. La traduction allemande du Shakuntala de Kàlidàsa paraissait dès 1791.
10. Plutarque in Stobée, Floril., tome IV, éd. Meinecke, p. 107.
11. Helen M. Hayes, The Buddhisi Pilgrim’s Progress, London, John Murray, 1930.
12. R. Basset, Mille et un contes, récits et légendes arabes, 1, Paris, 1924, p. 126-143.
13. « Le vieillard qui guide Sâbour est peut-être un souvenir de Khadhir (Élie) de la légende arabe » R. Basset, p. 142).
14. Cité par I. Goldziher, Le dogme et la loi de l’Islam, Paris, 1920, p. 42.
15. Le Rite et l’Outil, p. 59.
16. Ibid., p. 60.
17. Ibid., p. 336.
18. J’ai consacré déjà au texte en question une courte étude intitulée Autour d’un conte soudanais, Dakar, Rotary Club, 1941, 19, p. Pour la partie ésotérique du sujet, j’ai reçu de M. Oswald Wirth d’intéressantes indications. Enfin il faut dire que privé à Dakar de toute documentation tant soit peu étoffée, le sujet n’a pu, bien des égards, se voir exploré comme il eût mérité de l’être.
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