Evocation de l’Empire du Mali
R. Mauny
Evocation de l’Empire du Mali
Institut Français d’Afrique Noire
Notes Africaines. Bulletin d’Information et de Correspondance
No. 82 — Publication trimestrielle — Avril 1959
Numéro Spécial : L’Empire du Mali
Le 17 Janvier 1959, l’Assemblée fédérale constituante réunie à Dakar, groupant les représentants de plusieurs républiques ouest-africaines, décidait de donner à l’ensemble de leurs États le nom de Fédération du Mali.
Ainsi renaissait, après une éclipse de plusieurs siècles, le nom d’un des grands États qui fleurirent au Moyen Age en Afrique occidentale.
Qu’était donc cet Empire prestigieux ? Quand et dans quelles conditions vit-il le jour ? Quels en furent les grands souverains ? Qu’était sa civilisation ? Comment disparut-il ? Autant de questions qui redeviennent d’actualité…
On ne sait rien de ses origines lointaines et, à moins de découverte archéologique bien improbable, on n’en saura jamais rien, comme c’est le cas — hélas pour l’historien — pour la majorité des peuples du globe.
Pour nous en tenir aux réalités, c’est avec l’écrivain arabe El-Bekri, dont la Description de l’Afrique septentrionale date de 1068, que nous avons la première mention du Mali. Après avoir parlé de Ghana, de l’or du Soudan et des négociants Nounghamarta, colportant l’or dans tous les pays, il nous cite le « Malal, dont le roi porte le titre d’El Moslemani », qu’il reçut lors de sa conversion à l’islam. Léon l’Africain attribue cette conversion à l’oncle même du sultan almoravide Youssouf-ben-Tachfine.
Nous sommes alors vers 1050 : les Berbères de l’Adrar mauritanien sont en pleine expansion, mais l’empire animiste de Ghana va sur son déclin : rappelons qu’il sera détruit en 1077 par les Almoravides. Selon Ibn Khaldoun, ce premier chef musulman du Mali se nommait Baramandana.
Le lieu d’origine de la dynastie des Keita, le Mandé primitif, semble avoir été la région située à cheval sur le Niger en amont de Bamako, vers son confluent avec le Sankarani. Toutes les traditions font sortir les rois du Mali de ce secteur.
On sait peu de chose sur ces souverains du XIe au XIIIe siècle : ce n’étaient que les chefs d’un territoire restreint, dépendant des rois de Ghana puis de ceux du Soso.
Le géographe arabe Idrisi (1154) nous parle ainsi de la ville de Mallel — qui n’a pas été identifiée de façon satisfaisante à mon avis:
« C’est une ville petite, non entourée de murs, ou plutôt c’est un gros bourg ; elle est construite sur une colline de terre de couleur rouge et forte par sa position. Les habitants s’y mettent à l’abri des attaques des autres noirs ; l’eau qu’ils boivent sort d’une source qui murmure sans cesse et qui jaillit d’une montagne située au midi de la ville; mais, loin d’être d’une douceur parfaite, cette eau est saumâtre. »
Ces détails permettront peut-être à certains d’identifier la ville.
Fig. 1. — Limites approximatives de l’empire du Mali.
Le début du XIIIe siècle est marqué par le règne de Moussa Allakoï (1200-1218), grand dévot qui aurait fait plusieurs fois le pèlerinage, puis de Naré-Famaghan (1218-1230).
Le douzième fils de ce dernier fut le fameux Soundiata, qu’Ibn Khaldoun nomme Mari-Diata. C’est lui qui fit du Mali, qui n’était auparavant qu’une petite province vassale du Soso un véritable royaume.
De multiples légendes, encore vivantes au XXe siècle, courent sur ce héros mandingue
Les onze aînés auraient été tués par le roi du Soso Soumangourou Kanté, qui prenait ombrage de ses vassaux et qui ne laissa la vie sauve qu’au chétif Soundiata, qu’il jugeait hors d’état de lui nuire.
Grâce à un concours de circonstances favorables, où la magie joua un rôle important, Soundiata réussit, selon la légende, à abattre Soumangourou à la bataille de Kirina, en le tuant d’une flèche armée de l’ergot d’un coq blanc
Il agrandit ses domaines de tous les côtés, fixant sa capitale à Kangaba (ou Kaaba) sur le Niger en amont du confluent du Sankarani, et s’empara entre autres de la ville de Ghana, qu’il détruisit en 1240. Son administration fut bienfaisante et permit d’asseoir la domination mandingue de façon solide dans ses nouvelles conquêtes. Il mourut en 1255.
L’Empire — car il ne s’agissait plus d’une simple petite province — s’agrandit sous ses successeurs
- Mansa-Oulé (1255-1270)
- Ouati, Kalifa et Aboubakari (1270-1285).
L’usurpateur Sakoura régna alors (1285-1300), étendant le Mali du pays songaï à l’Atlantique vers la Gambie.
Après les règnes obscurs de Gaou et Mamadou vint celui d’Aboubakari II, qui, selon Al-Omari, aurait péri en voulant explorer l’Océan à la tête d’une expédition de 2 000 pirogues, dont le but était d’atteindre « l’extrémité de l’Océan ».
Son fils, Kankan-Moussa, connu des auteurs arabes sous le nom de Mansa Moussa, lui succéda : son règne marque l’apogée du Mali (1307-1332). Ce fut le plus puissant et le plus illustre des empereurs du Manding.
Son fastueux pèlerinage à la Mecque est resté légendaire dans tout le Moyen-Orient : il sema tant d’or à cette occasion qu’il fit baisser pour plusieurs années le cours du métal jaune au Caire. Il s’endetta même, ainsi que sa suite, et les marchands égyptiens durent aller au Mali pour se faire rembourser.
Il ramena avec lui le poète-architecte grenadin Abou Ishac es-Saheli, qui se fixa à Tombouctou et qui édifia pour le souverain un palais et d’autres constructions qui ont pu influencer le style local et contribuer à l’élaboration du style dit « soudanais ».
Malheureusement, les successeurs du grand souverain ne le valaient pas :
- Maghan (1332-1336) ne put empêcher le naba du Yatenga de piller Tombouctou
- Souleiman (1339-1359) est connu grâce aux écrits du voyageur Ibn Battouta, qui parcourut le Soudan d’Oualata à Mali, et de là à Gao et Takedda, en 1352-1353
- Kamba (1359-1374)
- Moussa II (1374-1387) et ses successeurs sont peu connus.
Le début du XVe siècle voit s’accentuer la décadence du grand Empire. Le chef touareg Akil prenait Tombouctou en 1435 ; le royaume songaï s’affranchissait du Mali au milieu du siècle, et les Mossi saccageaient Oualata en 1480.
Au début du XVIe siècle, le Mali était amputé de toutes ses provinces orientales et les rois songaï allaient piller la capitale (1545).
Les auteurs portugais nous montrent la Gambie encore bien en main au milieu du XVe siècle, mais relatent plus tard les difficultés que rencontrèrent les souverains du Mali du fait du Peul Koli Tenguela, qui leur ravit leurs provinces occidentales.
Le coup de grâce fut donné par l’apparition des royaumes bambara qui s’élevèrent sur les ruines du grand empire au XVIIe siècle.
Les derniers souverains se réfugièrent à Kangaba, où ils redevinrent les petits chefs de province qu’avaient été leurs ancêtres avant Soundiata. Les Keita de Kangaba sont leurs descendants.
Tel est, brièvement relaté, l’historique de l’empire du Mali.
Quelle est la place tenue par le Mali dans l’ensemble de l’histoire médiévale ouest-africaine ? Maurice Delafosse a pu dire à juste titre que de tous les empires qui se constituèrent dans le Soudan occidental, celui du Mali « fut incontestablement le plus puissant et le plus glorieux ».
Puissant certes, puisque, à son apogée au XIVe siècle, il s’étendait de l’Atlantique, qu’il bordait du Sénégal au Rio Grande, jusqu’à la région de Niamey et à l’Adrar des Iforas à l’est et, du nord au sud, du Sahara — où Oualata était la première ville malienne que rencontraient les voyageurs en venant du Maroc — aux approches de la forêt dans la région au sud de Kankan et vers Odienné (fig. 1). Il y eut même, sous Moussa II (1374-1387) une expédition contre le Bornou. Il s’en est donc fallu de peu que le Mali ne fasse l’unité du Soudan islamique, du Tchad à l’Atlantique. Son influence était grande aussi au Sahara, où n’existaient pas d’États organisés. On sollicitait l’intervention du sultan du Mali jusqu’au nord du désert, vers le Touat ; mais cela ne veut pas dire que le Sahara faisait partie de ses Etats.
Au contraire, Al-Omari, écrivant vers 1337, donc à la période de l’apogée, spécifie bien que, dans le sud du Sahara, l’on comptait « trois rois indépendants qui sont des musulmans blancs » (des Berbères) : les sultans de l’Aïr, d’Aoudaghost et de Tademekka. Traduisons aujourd’hui ces deux derniers noms par Adrar de Mauritanie et Adrar des Iforas.
Notons au passage qu’il n’est pas question de la saline de Teghaza, qui fit partie plus tard du royaume songaï des Askias.
Le même Al-Omari note aussi que les tribus berbères les plus méridionales du Sahara vivaient dans l’orbite du Mali.
Au midi, le Mali s’arrêtait aux peuples côtiers rizicoles animistes qui bordent l’Atlantique au sud de la Gambie, mais comprenait le Fouta-Dialon, pays des Dialonké, que n’avaient pas encore conquis les Peuls. La limite est floue vers la Guinée forestière et la région d’Odienné : les Dioula devaient pourtant déjà fréquenter les routes de la cola vers la moyenne Côte-d’Ivoire et celles de l’or vers Bondoukou et le pays ashanti. Mais les pays sénoufo, bobo, mossi, gourma, étaient en dehors de l’Empire. Nous avons vu que les naba du Yatenga étaient parmi les plus redoutables ennemis du Mali. Les historiens ont longuement hésité sur l’emplacement de la capitale du Mali. Il semble bien qu’il y ait eu plusieurs capitales successives: Dieliba, Niani, Kangaba. Seules des fouilles pourront nous en apprendre davantage, et encore seront-elles peut-être décevantes, car les constructions soudanaises sont de ce matériau fragile qu’est le banco, qui ne laisse pas beaucoup de traces…
Rien ne reste de la Ghana primitive, animiste, antérieure à la conquête almoravide : les ruines de pierre fouillées à Koumbi Saleh, qui est à peu près certainement la ville des marchands citée par El-Bekri, ne sont pas nègres, mais arabo-berbères. Elles sont l’ancêtre direct des villes modernes de Chinguetti, Ouadane, Tichitt et Oualata : les Sarakolé de la Ghana primitive ne devaient posséder que des paillotes et peut-être des maisons de banco.
Il en va de même à Mali. C’était une capitale construite de banco. Al-Omari le dit formellement : « Les habitations de cette ville sont construites en couches d’argile » — et il n’en reste rien aujourd’hui, ce qui explique la difficulté d’identifier son site exact.
Niani , aujourd’hui petit village de paillotes sur le Sankarani, situé en Guinée juste à sa frontière avec le Soudan (actuelle République du Mali), est très probablement la Mali visitée par Ibn Battouta en 1352. On y voit quelques buttes de banco hautes de 2 à 3 m. environ, qui représentent peut-être les restes des édifices détruits. J’ai parcouru vainement le site à la recherche d’un pan de mur, d’une stèle musulmane, d’un indice quelconque, et mes prédécesseurs n’ont pas eu plus de chance.
La lecture des photographies aériennes (l’IFAN possède toute la couverture aérienne de la région et un agrandissement de Niani) n’a pas fourni le moindre indice, et j’ai survolé en vain, début 1958, la région du confluent Niger-Sankarani et Kangaba à la recherche des ruines dont certains auteurs parlaient sur la foi des traditions locales.
Il y a un mystère des ruines du Mali : les Keita et les griots de Kéla, dépositaires attitrés de la tradition du Mali, craignent que l’on viole les tombes sacrées des anciens souverains, mais, après tant de siècles et de vicissitudes, savent-ils même exactement où elles se trouvent ? Et pourtant, que ne donneraient pas les archéologues — et même les gouvernements des nouveaux États qui ont repris le flambeau du Mali — pour retrouver les palais, les mosquées, les stèles royales (n’avons-nous pas l’exemple des admirables pierres tombales, datées de 1100 à 1120, dont certaines en marbre, sculptées en Espagne musulmane, trouvées à Gao dans le cimetière royal ?).
Et ce qui, avant 1958, pouvait paraître la violation par des étrangers d’un dépôt sacré légué par les ancêtres, paraîtra tout normal, d’ici quelques années, lorsque l’évolution des moeurs aura désarmé les préventions des dépositaires de ces secrets. Des fouilles seront alors possibles à Kangaba, Niani, Nianikoura et ailleurs, qui nous en apprendront davantage sur la civilisation du Mali au XIVe siècle : l’exemple de Koumbi Saleh est là pour nous montrer comment l’archéologie peut renouveler nos connaissances sur le Moyen Age soudanais.
Nous savons cependant, par les textes arabes et les Tarikhs, quelles furent les principaux traits de la civilisation du Mali.
Tout d’abord, c’était une culture islamique. En opposition en effet avec celle du Ghana, qui était animiste — malgré la présence de nombreux conseillers et « techniciens » arabo-berbères à la cour de son roi — celle du Mali reposait avant tout sur la religion musulmane.
Le pouvoir du sultan était fondé en grande partie sur l’appui qu’il trouvait auprès des marabouts, qu’il protégeait et dont il favorisait l’action. L’Islam a accompli de grands progrès dans l’Ouest africain à cette époque, bien que les sultans du Mali aient fait preuve d’une large tolérance envers leurs sujets animistes. Par contre, de nombreuses razzias étaient menées, au-delà de leurs frontières sud, contre les non-musulmans, dont le résultat était de fournir les marchés d’esclaves destinés à être employés sur place ou exportés vers l’Afrique du Nord et l’Egypte.
La politique des sultans était fondée sur de saines finances, résultant surtout du fait que le Mali était le principal fournisseur d’or du monde médiéval.
La classe marchande, en général d’origine arabo-berbère, faisant au Mali le trafic de l’or et des esclaves, était d’origine arabo-berbère en grande partie. Elle aussi avait intérêt à la diffusion de l’islam pour le développement de ses affaires, et aussi à la paix.
Car ce qui a frappé les auteurs médiévaux venus au Mali était la paix qui régnait partout et qui contrastait singulièrement avec l’insécurité du désert et du Maghreb — pour ne pas parler de l’Europe, alors en guerres continuelles.
Ibn Battouta, par exemple, insiste sur la sécurité dont jouissaient les voyageurs, garantie par la sévérité du sultan envers tous ceux qui la troublaient.
Nous n’avons, malheureusement, aucun monument de cette époque, car les édifices de banco ne résistent pas au temps, mais on en a une idée d’après les mosquées de Tombouctou : Djinguereber et Sankoré, construites la première au XIVe siècle et la seconde au XVe, mais refaites au XVIe toutes deux, et la tour de l’Askia à Gao. C’est le style arabo-berbère du nord du Sahara transposé en banco, et qui a été si bien adapté au pays qu’on l’appelle aujourd’hui « style soudanais ».
D’inspiration musulmane sont aussi les lettres — nous n’avons malheureusement aucun écrit local de ce temps — le costume, le droit, une partie des, arts, etc.
L’apport arabo-berbère peut donc être considéré comme essentiel à l’éclosion de la civilisation malienne, dont la culture soudanaise moderne descend en droite ligne.
Notes
1. Chap. XXIV, Bibl. de la Pléiade, 1942, P. 293-294.
2. Voir, par exemple, la carte du royaume de Mali de D. Westermann, Geschichte Afrikas, 1952, fig. 2, P. 81. Mais il semble bien qu’à son apogée, le Mali ait englobé l’ensemble du Sénégal, par l’intermédiaire du Diawara.
3. Sur le planisphère Cantino de 1502, le Mot « Serra Lioa » (Sierra Leone) se trouve du côté du Hodh, et « Castello damina » (Elmina, au Ghana) vers Gao.
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