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Chapitre IV. Code(s) de L’indigénat : « Code(s) Matraque(s) »


Olivier Le Cour Grandmaison
De l’indigénat.
Anatomie d’un « monstre » juridique :
le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français

Paris, La Découverte/Zones, 2010.


En tout bien tout honneur, commençons par le plus important de ces monuments, qui est aussi l’un des plus méconnus : l’« Arrêté général sur les infractions de l’indigénat », plus tard appelé Code de l’Indigénat, dont la première version est entrée en vigueur dans les départements français d’Algérie le 9 février 1875.
Longuement expérimenté, régulièrement modifié par la Chambre des députés qui l’a examiné et amendé à plusieurs reprises, ce code fut par la suite exporté sous des formes voisines dans de nombreuses possessions de la IIIe République.
Essentiel, ce texte disparate, quelquefois confus, qui se présente comme une addition souvent baroque d’interdictions et de prescriptions diverses, rassemble dans certains cas des mesures antérieures arrêtées par les gouverneurs généraux au cours de la pacification meurtrière du territoire algérien. Il est aussi une matrice féconde à partir de laquelle juristes, fonctionnaires coloniaux, parlementaires et ministres ont élaboré bien des dispositions appliquées aux autres « indigènes ».

Dans l’histoire juridique et politique de l’empire, ce code occupe une place majeure ; il a donc fait l’objet de multiples débats, commentaires, thèses, travaux et enseignements divers tout au long de sa longue existence qui s’achève à la Libération, après soixante-dix ans de bons et loyaux services rendus à l’Etat impérial-républicain.

Aussi nommé « code matraque », par ses détracteurs soucieux d’en saisir la lettre et l’esprit grâce à une formule synthétique et précise, ce code égrène, article après article, les devoirs, les obligations et les interdictions imposés aux « Arabes » en même temps qu’il scelle leur condition d’assujettis ; de leurs prérogatives, il n’est nulle part question.
Discriminer et opprimer pour mieux tenir des « masses indigènes » jugées arriérées et dangereuses, tels sont les ressorts de ce texte qui organise un « régime spécial, exceptionnel » et « exorbitant » au regard des principes de la séparation des pouvoirs et de la République.
L’auteur de ces lignes est un docteur en droit qui, non content d’analyser les dispositions du code de l’indigénat, dans la thèse qu’il a soutenue en 1906, les défend également en précisant que leurs fonctions principales sont de « frapper » et de « réprimer » pour « maintenir notre domination » et « assurer la sécurité des colons ».
Voilà un homme de l’art à qui l’on ne saurait reprocher d’utiliser des formules contournées et abstruses.

1. Le Code de l’Indigénat Algérien

Arrêté général sur les infractions de l’indigénat. (Préfecture d’Alger, 9 février 1875) :

Art. 1. — Sont considérés comme infractions spéciales à l’indigénat et, comme telles, passibles des peines édictées par les articles 465 et 466 du code pénal, les faits et actes ci-après déterminés, savoir :

  1. Omission ou retard de plus de huit jours, dans les déclarations de naissance et de décès, dans les circonscriptions territoriales où cette mesure est prescrite par l’autorité administrative […]. Des mesures similaires existent au Congo belge où l’article 50 du code civil du 4 mai 1895 punit de « un à sept jours de servitude pénale et d’une amende n’excédant pas deux cents francs ou d’une de ces deux peines seulement, toutes personnes qui, obligées de faire des déclarations de naissance ou de décès, ne les feraient pas dans le délai légal, et celles qui, convoquées par l’officier d’état civil pour faire une déclaration de décès, refuseraient de comparaître ou de témoigner ». Par la suite, cet article du code de l’indigénat algérien a été défendu et maintenu pour sanctionner les « indigènes » qui « s’abstiennent volontairement de déclarer les naissances de leurs enfants, et plus particulièrement des garçons, espérant ainsi les soustraire plus tard à l’obligation du service militaire ». Recenser les autochtones mâles pour mieux pouvoir les enrôler ensuite dans l’armée, tel est notamment l’enjeu de cette prescription.
  2. Négligence par les agents indigènes de toute catégorie (adjoints, gardes, cheikhs, oukaffs, kebirs de douars) à prévenir des crimes ou délits commis dans leur circonscription […]. Le principe de la responsabilité collective qui est au fondement de cet article est étudié plus loin.
  3. Négligence à fournir des renseignements sur un crime ou un délit dont les auteurs soupçonnés ne sont point de ceux à l’égard desquels la déposition du témoin n’est pas reçue en justice […].
  4. Négligence à comparaître sur simple invitation, même verbale, devant le juge de paix procédant à une information.
  5. Négligence à se présenter devant l’administrateur ou le maire de la commune, après convocation remise par un agent de l’autorité administrative.
  6. Acte irrespectueux ou propos offensants vis-à-vis d’un représentant ou agent de l’autorité, même en dehors de ses fonctions, et alors même que cet acte ou ce propos ne réunirait pas les caractères voulus pour constituer un délit ou la contravention d’injure. Extraordinaire casuistique d’où il ressort que des actes qui ne sont pas ordinairement considérés comme délictueux le deviennent dès lors que leur auteur est « Arabe ». Ici, la faute est donc constituée non par la gravité des actions commises mais par la qualité des personnes. En Tunisie et en Algérie, comme l’a constaté le député Paul Vigné d’Octon en 1911, l’« indigène » est tenu, « en zone militaire tout au moins, quand il se trouve en présence d’un uniforme, de s’arrêter et de saluer militairement. Malheur à lui s’il y manque ! Un coup de poing ou de pied a tôt fait de lui rappeler que, vaincu, il doit, en quelque lieu qu’il se trouve, témoigner manifestement son respect au vainqueur ».
  7. Propos tenus en public dans le but d’affaiblir le respect dû à l’autorité.
  8. Refus ou inexécution des services de garde, patrouille et poste-vigie, placés en vertu d’un ordre de l’autorité, abandon d’un poste ou négligence dans les mêmes services.
  9. Refus à l’égard des prestations de transport et des gardes de camp autorisées pour les commissaires-enquêteurs […].
  10. Refus de fournir, contre remboursement, aux prix du tarif établi par arrêté du préfet, les vivres, les moyens de transport ou les agents auxiliaires (gardiens de nuit, jalonneurs, guides) aux fonctionnaires ou agents dûment autorisés […].
  11. Refus de fournir les renseignements statistiques, topographiques ou autres, demandés par des agents de l’autorité française en mission, ou mensonge dans les renseignements donnés.
  12. Négligence habituelle dans le payement des impôts et dans l’exécution des prestations en nature, manque d’obtempérer aux convocations des receveurs lorsqu’ils se rendent sur les marchés pour percevoir les contributions.

Dans son ouvrage La Sueur du burnous paru en 1911, Vigné d’Octon affirme :

« Dans l’application journalière du code de l’indigénat, et en particulier de l’article sur l’emprisonnement pour retard d’impôt, l’administrateur algérien se montre, neuf fois sur dix, d’une révoltante férocité.
Prélever la dîme sur la maigre moisson d’un peuple de misérables, auquel on a volé et auquel on vole chaque jour encore, ses meilleures terres, est une de ces monstruosités qu’on reproche couramment au Moyen Age, dans les écoles de la IIIe République. J’ajoute que nous, les vainqueurs et les maîtres de la Tunisie, sommes, à l’égard de nos vaincus, cent fois plus cruels que ne le furent, aux époques les plus reculées décrites par Michelet, les bandits seigneuriaux à l’égard de leurs manants et de leurs serfs. »

Après avoir rappelé que les « indigènes » paient les impôts « arabes » et les impôts européens auxquels s’ajoutent diverses corvées, l’ancien ministre des Colonies et de la Guerre Alexandre Messimy que les « plaintes » des autochtones d’Algérie « se résument en ceci : les Français ont la disposition à peu près exclusive du produit des impôts payés » par les « Musulmans » et « trop souvent l’utilisent pour le seul usage ».

Chérif Benhabilès fait un constat similaire.

« La plus grande partie des ressources budgétaires est dépensée dans l’intérêt presque exclusif de l’élément européen, écrit-il en 1914 avant d’ajouter :
Les besoins les plus urgents des indigènes ont peine à obtenir satisfaction et, dans beaucoup de communes, on affecte à des dépenses somptuaires des sommes importantes en laissant en souffrance des travaux de première nécessité pour la population musulmane. Cette situation est d’autant plus anormale que le budget général ainsi que les budgets communaux et départementaux sont alimentés, pour la plus grande partie, par les impôts que paient les indigènes. »

Inégalité devant les impôts et inégale répartition des sommes perçues par l’administration qui privilégie systématiquement l’« élément européen » comme on disait alors : telle est la situation. En dépit de la réforme du 1er décembre 1918, supprimant la fiscalité « arabe » dans les territoires civils, les autorités coloniales continuent de faire preuve d’une « rigueur impitoyable », déclare Maurice Viollette au Sénat en mars 1935.
« Pour contraindre » les « indigènes » à payer, « on pratique sans hésiter la prise de corps, et même quand on ne la pratique pas, la saisie s’opère sans ménagement ». Les textes changent, pas les méthodes de l’administration et de la justice coloniales.

La même année, le philosophe et militant Félicien Challaye constate que la situation est proche en Indochine. Là aussi, « les sommes énormes arrachées aux indigènes » par un « lourd système fiscal sont consacrées, en majeure partie, à payer des traitements fort élevés aux fonctionnaires blancs […]. Elles ne servent que dans une proportion insuffisante à des oeuvres utiles au peuple lui-même ». Des mécanismes similaires produisent donc des effets identiques dans de nombreux territoires d’outre-mer.

  1. Dissimulation et connivence dans les dissimulations en matière de recensement des animaux et objets imposables.

Les résistances au paiement des impôts furent nombreuses dans les possessions françaises. Comme à l’article précédent, il s’agit de les sanctionner rapidement. Selon Victor Augagneur, gouverneur général honoraire des Colonies et ancien ministre, la « chasse à l’impôt » fit, en Afrique noire et à Madagascar, de très nombreuses victimes parmi les « indigènes » récalcitrants qui subissaient alors de « terribles représailles » — violences contre les personnes et incendies des villages par exemple — aussi le vicaire apostolique de Brazzaville, Mgr P.-P. Augouard.
De même en Nouvelle-Calédonie où, en 1901, le journal Temps relate que, confrontés au refus de certains Kanaks de s’acquitter d’un impôt de capitation créé la même année, « nos soldats brûlèrent les cases […], saccagèrent les récoltes et se mirent à la poursuite » des membres de la tribu.
Cas extrême et isolé qui ne serait pas significatif des agissements de l’armée française dans les territoires de l’empire ? Nullement puisque, en 1904, dans l’Oubangui-Chari, Challaye rapporte des cas de prises d’otages pour obtenir les sommes d’argent exigées par le commissaire général. «
Au Gabon », enfin, « plusieurs villages » furent anéantis et les « plantations » de bananier détruites. « Ces pratiques continuent d’être considérées comme un moyen de gouvernement », ajoute-t-il, ce qui explique leur relative fréquence, leur extension géographique de l’Afrique de l’Ouest à l’Océanie en passant par Madagascar, et leur pérennité remarquable.
En 1938, l’écrivain martiniquais René Maran, titulaire du prix Goncourt, résume ainsi la condition des autochtones de l’Afrique française :

« Nous ne sommes que de la chair à impôt. Nous ne sommes que des bêtes de portage. Des bêtes ? Même pas. Un chien ? Ils le nourrissent, et soignent leur cheval. Nous ? Nous sommes, pour eux, moins que ces animaux, nous sommes plus bas que les plus bas. Ils nous crèvent lentement. »

  1. Infractions aux instructions portant règlement sur l’immatriculation des armes.
    Si la condition de l’« indigène » ne peut être confondue avec celle de l’esclave, cet article doit être comparé cependant avec une disposition du Code noir (1685) ainsi rédigée : « Défendons aux esclaves de porter aucune arme offensive, ni de gros bâton, à peine de fouet et de confiscation des armes au profit de celui qui les en trouvera saisis ; à l’exception seulement de ceux qui seront envoyés à la chasse par leurs maîtres, et qui seront porteurs de leurs billets ou marques connus. »

Inspiré du précédent et rédigé en 1784, le Code Noir espagnol interdit lui aussi à « tout Noir libre ou esclave, à tout mulâtre de quelque classe qu’il soit, l’utilisation du machete, sauf durant le travail aux champs », et le « port de toute autre arme ». En cas de « contravention, la peine est de cinquante coups de fouet au pilori la première fois, cent la seconde, un an de prison la troisième ».

Comme le notent Larcher et Rectenwald en 1923, cet article du code de l’indigénat, qui intéresse la « sécurité même » de l’Algérie et celle des biens et des personnes, reconduit des dispositions antérieures présentes dans un décret du 12 décembre 1851 et dans un arrêté du 11 décembre 1872 pris par le gouverneur général.
Le premier prohibait déjà « la vente aux indigènes et l’achat par ceux-ci d’armes, plomb, pierres à feu, poudre, soufre, salpêtre, ou de toutes autres substances pouvant servir de munitions de guerre ou remplacer la poudre ».
Les peines prévues pour les contrevenants étaient particulièrement sévères puisqu’ils pouvaient être punis d’une amende de « 200 à 2 000 francs et d’un emprisonnement d’un mois à deux ans » renforcé, si le juge en décidait ainsi, par la mise sous la « surveillance de la haute police pendant cinq ans au moins et dix ans au plus ».
En revanche, la « détention d’armes et de munitions autres que la poudre » par les « Européens » demeurait « parfaitement licite ».
Le second arrêté précisait les droits des colons en ces termes :

« Continueront, sur leur demande, et partout où besoin sera, à être autorisés à détenir, dans leur domicile, les armes et munitions de guerre jugées nécessaires par le commandement territorial, pour assurer leur défense et celle de leur famille et la sécurité de leur demeure, tous les colons français, d’origine européenne, qui réunissent les conditions requises pour l’obtention d’un port d’armes, résident en dehors de l’action protectrice de toute force armée, soit dans des fermes isolées, soit même dans des centres dépourvus de garnison. La même autorisation pourra être accordée aux ouvriers employés sur des chantiers isolés ou dans des exploitations industrielles ou forestières. »

Désarmer les « Arabes » et conforter ainsi leur statut de vaincus, armer les hommes venus du Vieux Continent afin qu’ils puissent assurer la défense de leur personne et de leurs biens en contribuant à celle de l’ordre colonial, tel est l’objectif de ces dispositions qui ouvrent une brèche majeure dans le monopole détenu par l’Etat sur l’exercice de la violence physique légitime.

En 1935, Mohammed Kessous s’élève contre ces mesures qui se traduisent, dans les faits, par « l’interdiction de posséder librement des fusils de chasse, de conserver des tromblons et des pistolets archaïques », et l’impossibilité pour les « Arabes » de se livrer à leurs activités cynégétiques traditionnelles.
Un décret du 4 avril 1925, applicable en AOF cette fois, réglemente de façon stricte et discriminatoire « l’importation, le transport, la vente et la détention des armes à feu perfectionnées et de leurs munitions ». En effet, l’autorisation n’est accordée qu’aux « Européens et assimilés d’une honorabilité reconnue » et, « à titre purement exceptionnel, aux indigènes ayant rendu des services spéciaux au pays ou appartenant à un cercle administratif régulier ». Un régime spécifique pour les colons coexiste donc avec un autre, plus restrictif, opposable aux seuls « Noirs ». Au fondement de ces différentes mesures : la peur suscitée par les autochtones chez les Blancs qui se savent minoritaires et sans doute peu aimés, contrairement à la légende dorée de la colonisation. De là ces réglementations spéciales. En attendant l’hypothétique conquête des coeurs, il est plus sûr d’être armé.

  1. Habitation isolée sans autorisation en dehors de la mechta ou du douar, campement sur des lieux prohibés.
  2. Départ du territoire de la commune sans avoir, au préalable, acquitté les impôts et sans être munis d’un permis de voyage.

Ces deux articles sont établis dans le but de contrôler de la façon la plus étroite possible les mouvements collectifs et individuels des autochtones. En 1908, R. Ruyssen, fonctionnaire au gouvernement général d’Alger, écrit à ce sujet :

« La disposition exigeant des permis de voyage des indigènes qui se déplacent est une de celles qui a été le plus vivement critiquée. Il est cependant désirable de pouvoir surveiller […] nos sujets musulmans […] et de prévenir les dangers que fait courir à la sécurité la tendance des indigènes de l’intérieur à émigrer sans autorisation vers les centres populeux et principalement vers Alger ; cette émigration augmente en effet le nombre des vagabonds, des mendiants et des voleurs.
L’obligation d’une autorisation pour les pèlerinages et pour l’ouverture de tout établissement religieux ou d’enseignement, ajoute-t-il, est nécessaire en raison de la surveillance constante qu’il est indispensable d’exercer sur les confréries religieuses musulmanes. »

En 1888, à la Chambre des députés, lors des débats relatifs à la prorogation du code de l’indigénat, Yves Guyot, qui contestait les dispositions précitées, déclarait :

« Voici un indigène qui s’en va à la ville, qui s’absente plus de trois jours pour aller au marché, qui ne suit pas exactement l’itinéraire, qui prolonge un peu le délai qui était accordé pour le parcourir ; il est frappé par voie administrative. Vous voyez que ces peines spéciales à l’indigénat, qui sont appliquées sans enquête, sans juge, par un administrateur civil, par voie administrative, ont un caractère de gravité qui aurait mérité une discussion plus approfondie que celle à laquelle nous allons nous livrer… »

Intéressantes précisions qui permettent de mieux saisir comment et dans quelles circonstances cette mesure était appliquée.
Une instruction du gouverneur général de l’Algérie du 25 janvier 1895 révèle que l’obtention d’un permis de voyage dépendait souvent du versement d’un pot-de-vin par le demandeur. De plus, on apprend que ce document doit comporter un « itinéraire obligé » que l’« indigène » devra respecter faute de quoi il sera « rapatrié par la force ».

« J’ai la conviction, conclut l’auteur, que les présentes dispositions contribueront considérablement à la diminution du nombre des vagabonds et gens sans aveu qui sont une véritable plaie pour la colonie. »

A Madagascar, un couvre-feu qui ne dit pas son nom est imposé aux autochtones. A la nuit tombée, ils doivent disposer d’une autorisation pour se déplacer, comme l’a constaté l’écrivain Maurice Martin du Gard lors de son séjour à Tananarive en 1934.

« Personne ou presque personne !, note-t-il. Un domestique par hasard avec son laissez-passer, qui n’a pas l’air rassuré, qui rentre chez lui pour dormir… »

De même au Congo à la fin des années 1920, selon le témoignage circonstancié d’André Gide, puisque les « indigènes » ne sont « plus libres » de « circuler dans leurs propres villages ».
La situation est identique pour les « noirs » de certaines régions du Mali. Malheur à eux s’ils s’aventurent dans les quartiers blancs de Sinci « sans y être officiellement invités » : ils risquent « la prison ou, au minimum, de sérieux coups de cravache », écrit Hampâté Bâ

Au Cameroun, après 1945, le « centre de Fort-Nègre était interdit aux Africains la nuit », affirme le romancier Mongo Beti.
En Nouvelle-Calédonie, la réglementation était plus stricte encore puisque les tribus furent longtemps « cantonnées dans des territoires délimités administrativement, d’où il est même défendu de sortir aux femmes et aux filles ». S’y ajoute, en 1889, l’interdiction faite aux Mélanésiens de circuler à Nouméa après vingt heures. Couvre-feu raciste, toujours.

Caractéristique de la condition d’assujetti, l’absence de liberté de circulation est un principe en vigueur dans de nombreuses possessions européennes.
Comme le note en 1932 le directeur au ministère belge des Colonies, J. Magotte, « les indigènes ne peuvent se déplacer comme bon leur semble, ni aller résider où il leur convient sans contrôle. S’il en était autrement, on courrait à l’anarchie ».
De là l’obligation, pour quitter leur circonscription, d’obtenir un « passeport de mutation » délivré par l’administrateur ou son délégué, pour tous les déplacements supérieurs à trente jours. La violation de cette disposition est passible de sept jours de servitude pénale et de 100 francs d’amende.

Dans la province du Katanga, « le renouvellement du permis de circulation peut être refusé aux indigènes dont la présence ou la conduite compromet, ou menace de compromettre, la tranquillité publique et à ceux qui ne peuvent plus faire la preuve qu’ils exercent effectivement un métier ou une profession leur assurant des ressources régulières ». De plus, au Congo belge encore, « il est interdit aux indigènes qui n’y sont pas astreints par leurs fonctions dans un service public de circuler entre dix heures du soir et quatre heures et demie du matin » dans « les circonscriptions urbaines, les centres européens ou les quartiers de circonscriptions urbaines ou de centres européens ».

A la même époque — les années 1930 — des dispositions voisines existent dans l’Union sud-africaine puisque les « Noirs » doivent disposer d’un « pass ou licence de déplacement » pour voyager à l’intérieur du pays. Des mesures proches furent maintenues par le régime d’apartheid qui a ainsi reconduit des dispositions coloniales antérieures. En ces matières, les dirigeants de ce régime raciste n’ont rien inventé ; ils n’ont fait que puiser dans un arsenal répressif élaboré par leurs prédécesseurs.

  1. Infractions aux instructions portant réglementation sur le mode d’émigration des nomades.
  2. Asile donné, sans en prévenir le chef de douar, à des vagabonds, gens sans aveu ou étrangers sans papiers.

Après avoir sanctionné les « indigènes » qui se déplacent sans permis de voyage (art. 17), il s’agit désormais de frapper ceux qui les reçoivent pour les dissuader de le faire en forgeant une nouvelle infraction : le délit d’hospitalité afin de mieux atteindre ceux qui sont considérés comme des vagabonds. En 1902, le spécialiste de législation algérienne Emile Larcher commente ainsi ces dispositions :

« L’indigène ne peut se déplacer sans une pièce d’identité régulièrement établie, et il est signalé tout au long de son voyage, soit par les visas qu’il requiert lui-même, soit par dénonciation de ses hôtes . »
Contraindre les autochtones à la délation pour atteindre plus sûrement ceux qui tentent de se soustraire aux dispositions du code de l’indigénat, tel est donc l’objectif de cet article. Enfin, la référence aux « étrangers sans papiers » résonne singulièrement au regard des dispositions aujourd’hui en vigueur. Rappelons que l’article L. 622-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) dispose que « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros ». Quoi qu’il en soit des origines de cet article, une même logique est à l’oeuvre : spéculer sur la peur et étendre les sanctions aux tiers pour renforcer l’ensemble de la chaîne répressive.

  1. Réunions sans autorisation pour zerda, ziara ou autres fêtes religieuses ; coups de feu sans autorisation dans des fêtes.

Après avoir énuméré les « principaux ordres religieux » présents en Algérie, le gouverneur général écrit en 1895 qu’ils « doivent constamment être l’objet d’une surveillance à la fois prudente, éclairée et étroite. […] Il importe donc que l’autorité soit tenue au courant de tout ce qui se passe au point de vue religieux et signale à l’administration supérieure les faits de nature à intéresser le bon ordre et la tranquillité publique ». Dans leur Traité publié en 1923, Larcher et Rectenwald éclairent de façon lumineuse la raison d’être de cette infraction établie et conservée pour permettre une « surveillance constante de l’administrateur sur les principaux événements de la vie indigène ».

  1. Labour partiel ou total des chemins non classés, mais consacrés par l’usage.
  2. Infractions aux règlements d’eaux et aux usages locaux pour l’affectation des fontaines.
  3. Détention, pendant plus de vingt-quatre heures, d’animaux égarés, sans avis donné à l’autorité.
  4. Abattage de bétail et dépôt d’immondices hors des lieux destinés à cet effet, abattage de vaches ou de brebis pleines ; non-enfouissement des animaux (domestiques ou sauvages morts ou tués) au moins à 500 mètres d’un chemin ou d’une habitation.
  5. Inhumation hors du lieu consacré ou à une profondeur inférieure à celle déterminée par l’autorité locale.
  6. Mendicité hors du douar, même pour les infirmes et les invalides, sauf cas d’autorisation.
    La logique de cet article est la même que celle qui a présidé à l’adoption de l’article 19 précité : contrôler les populations « indigènes » pauvres perçues comme une source de troubles graves pour la sécurité des biens et des personnes, et réprimer le vagabondage.
  7. Plainte ou réclamation sciemment inexacte ou réclamation renouvelée après solution régulière.

Selon le Journal officiel de l’Algérie, entre le mois de juillet 1914 et 1926, l’application du code de l’indigénat a débouché sur 40 641 condamnations « se montant à 223 490 francs d’amende et 142 271 jours de prison ».
Les principales infractions sanctionnées sont :

  • refus de fournir des renseignements demandés par les agents de l’autorité (185 condamnations)
  • actes de désordre sur les marchés et les lieux de rassemblement (765 condamnations)
  • retard dans le paiement des impôts ou dans l’exécution des prestations en nature (329 condamnations).

Tout au long de son existence, de nombreux juristes ont justifié le code de l’indigénat algérien jugé indispensable à la défense de l’ordre colonial.
Son « histoire » a une « importance capitale », affirme Jacques Aumont-Thiéville dans la thèse de droit qu’il a soutenue en 1906.

« Elle seule est capable d’expliquer et de justifier ce régime qui paraît si exorbitant à certaines personnes, peut-être un peu trop imbues d’idées théoriques et abstraites dont l’application, aisée dans la métropole, serait néfaste en Algérie.
Disons d’un mot que le régime de l’indigénat a sa raison d’être dans notre situation politique et ethnographique à l’égard des indigènes […]. On en reconnaîtra la légitimité si l’on considère le milieu pour lequel il est fait, si l’on tient compte des besoins auxquels il répond. Son histoire nous a d’ailleurs montré […] que des mesures spéciales ont toujours dû être prises pour maintenir notre domination et pour assurer la sécurité des colons. Nous sommes […] chez un peuple vaincu et, en temps de paix comme en temps de guerre, les faits nous le rappellent. Nous savons qu’il ne faut pas cesser de l’observer, en même temps qu’il convient d’être toujours prêt à frapper, à réprimer. »

A la suite de ces considérations qui ne laissent aucun doute sur les objectifs poursuivis, ce docteur en droit ajoute :

« Ainsi donc, il est nécessaire de recourir en Algérie, à l’égard des indigènes musulmans, à un régime spécial, exceptionnel ; on peut certes différer sur la question de savoir comment il convient d’organiser le régime, mais il nous semble que, sur le principe, il n’y a plus d’hésitation.
A nos yeux, l’argument le plus probant que les faits aient apporté au régime de l’indigénat, c’est sa durée même ; ce régime qui ne devait être qu’un essai […] de sept ans, dure […] depuis bientôt vingt-cinq ans, et il vient d’être prorogé encore, sans difficultés, pour sept années. »

Aumont-Thiéville conclut par cette observation où se révèle une approbation sans réserve des dispositions en vigueur dans les différents territoires de l’empire :

« La manifestation la plus éclatante de la nécessité d’un régime de l’indigénat est le fait que l’expérience faite en Algérie a paru si concluante qu’on n’a pas hésité à étendre ce régime aux autres colonies. »

Cette analyse est reprise, et confirmée, par le professeur de droit Alexandre Mérignhac dans son Traité de législation et d’économie coloniales publié en 1925.

« De l’Algérie où il a pris naissance, le système de l’indigénat est passé dans les autres colonies françaises », écrit-il tout en observant que « les critiques dirigées contre le régime algérien de l’indigénat se sont naturellement reproduites à propos des autres colonies. Et cependant la sécurité, à la fois métropolitaine et coloniale, exige que les pouvoirs coloniaux soient suffisamment armés pour réprimer […] ces délits […] particuliers à la population indigène […]. C’est par la voie extrajudiciaire, rapide et sommaire, qu’il convient de les atteindre dans des pays où les Européens en minorité sont souvent menacés par des populations fanatiques et hostiles. Voilà pourquoi l’indigénat, bien qu’en opposition avec les règles de l’organisation générale de la justice qui prescrivent la séparation de l’autorité administrative et de l’autorité judiciaire, fonctionne dans les colonies étrangères, notamment dans les Indes anglaises et néerlandaises ».

En ces matières précises, la IIIe République agit donc à l’unisson des autres puissances coloniales européennes qui ont elles aussi érigé des dispositifs juridiques d’exception pour sanctionner promptement les autochtones placés sous leur autorité.

Sous des formes variées, le régime de l’indigénat, élaboré et d’abord appliqué dans les départements français d’Algérie avec succès, fut donc étendu

  • à la Cochinchine (décret du 25 mai 1881 supprimé le 6 janvier 1903)
  • au Sénégal (30 septembre 1887)
  • à Madagascar, Mayotte et dépendances (13 novembre 1899 et 7 juillet 1901)
  • en AOF (21 novembre 1904)
  • en AEF (31 mai 1910)
  • au Togo (24 mars 1923)

Dans cette dernière colonie, appartenant au Reich à l’origine et devenue française après la Première Guerre mondiale, les nouvelles autorités coloniales ont reconduit une ordonnance allemande du 23 avril 1896.

En 1938, au sujet du code de l’indigénat appliqué en Nouvelle-Calédonie depuis le 18 juillet 1887 et des réformes intervenues, le professeur Maunier apporte ces précisions intéressantes : un « arrêté du gouverneur » de 1931 punit « comme délits commis par des sujets le fait de provoquer entraves ou bien empêchement à la perception de l’impôt ou à l’exécution des prestations, de la corvée […].
Le fait aussi d’avoir quitté, sans motif accepté par l’administration, son domicile ou sa tribu, le simple fait donc d’avoir émigré, d’avoir pris l’autobus, il y en a déjà dans la grande île de l’Océanie, ce simple fait donc, est un délit de l’indigénat. Le fait d’être entré dans un cabaret, c’est un délit que seuls les habitants ou Canaques ont le droit de commettre en tant qu’ils sont punis s’ils l’ont commis. Le fait d’avoir une attitude offensante à l’égard de l’autorité », de « mal parler du gouverneur » est, pour les « bons Canaques, ces ex-cannibales », un délit. Toutes dispositions qui disent bien l’ampleur, la précision et la permanence des discriminations racistes imposées aux populations de cette colonie. De même en AOF.

2. Sur quelques infractions au Code de l’indigénat de l’AOF

A la fin des années 1920, les principales mesures en vigueur dans ces territoires de l’Afrique française sont :

  • refus de payer l’impôt
  • dissimulation de matière imposable
  • départ d’une région pour se soustraire à l’impôt
  • refus de fournir des renseignements
  • négligence à faire les travaux demandés
  • entraves à un service public
  • acte ou propos irrespectueux vis-à-vis de l’autorité
  • immixtion dans le règlement des affaires publiques usurpation de fonction
  • tentative de corruption d’un agent indigène
  • pratiques de charlatanisme pour obtenir des dons
  • asile accordé aux criminels et aux agitateurs
  • détérioration du matériel de l’administration
  • coupes de bois domaniaux sans autorisation
  • allumage de feu de brousse sans précaution
  • entraves à la navigation par le jet d’objets dans les fleuves
  • défaut de surveillance des fous furieux, lépreux et animaux malfaisants ou féroces
  • non-restitution d’animaux dans les délais
  • coups de feu tirés sans autorisation à moins de 500 mètres des habitations
  • tam-tam au-delà de l’heure fixée
  • abattage d’animaux ou dépôt d’immondices hors des lieux réservés
  • inhumation hors du lieu consacré
  • refus d’exécuter les mesures de santé publique…

L’application de ces dernières dispositions est corroborée par André Gide qui, lors de son séjour au Congo, avait notamment constaté que les « indigènes » n’étaient pas libres « de se réunir pour un tam-tam […] une fois la nuit tombée ».

Mesure secondaire ? Non, comme le prouve la décision arrêtée le 2 décembre 1936 par le Comité national du Kivu au Congo belge. On y lit en effet ceci :

« Dans les localités qui seront déterminées par le Commissaire de district, les danses indigènes ne pourront avoir lieu sur la voie publique qu’aux jours et aux endroits fixés par lui et pendant les heures et aux conditions qu’il déterminera . »

Obsession du maintien de l’ordre colonial et désir de contrôler les moindres aspects de la vie des autochtones dont les coutumes sont désormais sévèrement réglementées par les autorités ; tels sont les ressorts de ces dispositions.

Soucieux de justifier l’existence du code de l’indigénat en AOF, l’administrateur des colonies Paul Moreau écrit en 1938 :

« Les populations attardées auxquelles nous nous adressons ne connaissent pas suffisamment nos lois pour que le législateur puisse leur appliquer le régime du droit commun, trop dilatoire, trop formaliste et par conséquent mal compris. Exécutif et judiciaire se confondent pour se fortifier. La fameuse distinction des pouvoirs, chère à Montesquieu, ne vaut que pour les pays de haute civilisation ; le primitif ne comprend pas qu’un chef n’ait pas tous les pouvoirs, et spécialement celui de punir. Pour être respecté, il faut être armé. […] Dans l’état actuel de l’évolution des colonies du groupe (AOF), le régime de l’indigénat demeure une nécessité. »

Ce dernier fut aboli le 22 décembre 1945. Sept jours plus tard, le gouverneur général prenait des mesures tendant au rétablissement de certaines infractions propres aux autochtones, comme le prouve un télégramme officiel cité par le député Lamine Guèye. On y découvre les dispositions suivantes :

« Art. 1er. — Seront punis d’une amende de 1 à 15 francs et facultativement d’un emprisonnement d’un à cinq jours :

  • ceux qui, hors le cas de force majeur, auront refusé de se rendre à une convocation écrite des administrateurs, chefs de cercle […], établie en exécution d’une mesure administrative ou de police. […]
  • Les auteurs de tout acte ou manifestation de nature à affaiblir le respect dû aux représentants de l’autorité française
  • Ceux qui auront refusé d’exécuter ou apporté de la mauvaise volonté, ou des entraves à l’exécution des mesures d’ordre économique ou agricole ayant pour objet d’assurer la subsistance des populations. »

Difficile application, pour le moins, des principes d’égalité et de liberté en Afrique française et remarquable tentative de restauration de mesures racistes abrogées depuis peu. Le compte rendu des débats de l’Assemblée nationale constituante fait état de la réaction indignée de Gaston Monnerville qui s’exclame : — C’est absolument inadmissible.
La veille, brossant un tableau général de la situation de l’empire, le député Jean Pierre-Bloch déclarait :

« La politique impériale française n’est pas particulièrement brillante et nous avons l’impression que le racisme n’est pas complètement éliminé aux colonies. On est antiraciste du bout des lèvres […] mais nous savons très bien […] qu’il y a encore aux colonies un préjugé raciste. […] Si l’on veut que les Français d’outre-mer gardent confiance dans la IVe République, il faut condamner définitivement tout ce qui rappelle le code de l’indigénat. »

D’autres dispositions répressives exceptionnelles ont été longtemps appliquées aux « indigènes » en vertu des pouvoirs de haute police conférés au gouverneur général qui pouvait prononcer diverses sanctions pour des motifs généraux relevant de la défense de l’ordre public. Ces sanctions étaient : l’internement administratif, la responsabilité collective et le séquestre dont l’histoire, les mutations et le devenir vont être maintenant étudiés. Sous des formes variées et dans des circonstances à chaque fois spécifiques, les deux premières ont été importées en métropole puis mises en oeuvre contre des nationaux jugés particulièrement dangereux, comme nous le verrons dans les pages qui suivent.

V. Internement administratif, Amende collective et Séquestre

« Les peines propres aux indigènes — l’internement administratif, l’amende collective et le séquestre — constituent une des institutions les plus curieuses et aussi, il faut bien le dire, les plus exorbitantes de la législation algérienne », constatent Larcher et Rectenwald dans leur Traité élémentaire de législation algérienne publié en 1923. Et, pour illustrer cette proposition générale, ils ajoutent :

« Elles sont exorbitantes tout d’abord en ce qu’elles sont prononcées, non pas par un tribunal, mais […] par un agent administratif, le gouverneur général. Elles sont exorbitantes en ce qu’elles servent le plus souvent à réprimer des faits qui ne sont point nettement définis […]. Elles sont exorbitantes encore en ce qu’elles échappent complètement aux classifications des peines généralement admises : on ne peut les faire rentrer ni parmi les peines criminelles, correctionnelles ou de simple police, ni parmi les peines politiques ou de droit commun, ni parmi les peines perpétuelles ou temporaires. »

Si ces deux juristes reconnaissent que ce « système répressif soulève les plus vives […] protestations » puisqu’il ne méconnaît rien moins que les « principes fondamentaux de notre organisation politique, administrative et judiciaire », ils le tiennent cependant pour un « expédient passager » mais nécessaire en raison des circonstances et des caractéristiques des « indigènes » ; sa légitimité n’est donc pas contestée. C’est surtout la légalité de ce système qui les préoccupe, et pour résoudre les problèmes juridiques soulevés par cette situation ancienne, ils proposent donc de le rendre « légal ».

L’exception sera ainsi la règle, dans tous les sens du terme, puisque la première sera au principe de la seconde en même temps que cette légalisation rendra les mesures précitées juridiquement incontestables. Celles-ci participent de la mise en oeuvre d’une « politique d’assujettissement » jugée impérative par l’écrasante majorité des contemporains qui s’intéressent aux territoires de la « Plus Grande France ».

Comme l’affirme Pierre-Ernest Flandin en 1914 :

« Nous estimons qu’il serait singulièrement dangereux de supprimer dès aujourd’hui […] les pouvoirs indispensables au dépositaire de l’autorité française pour assurer le maintien de la sûreté publique. Trop de ferments d’agitation existent encore en Algérie pour qu’on n’ait pas le devoir de maintenir, entre les mains du gouverneur général, les préventifs destinés à mettre obstacle à de périlleuses machinations contre notre empire nord-africain. […] Il importe que l’autorité française conserve à sa portée un remède plus prompt et plus efficace que l’action lente et incertaine de la justice. »

Ainsi fut fait dans l’ancienne Régence d’Alger d’abord puis dans de nombreux autres territoires de l’empire où l’internement a donc été exporté en raison de ses avantages multiples pour les autorités coloniales.

1. De l’internement administratif

a) Défense de l’internement

Dès 1902, Larcher constate le caractère extraordinaire de cette disposition mise en oeuvre par les militaires français au lendemain de la conquête d’Alger en 1830.

« Nous n’avons pas, dans notre droit français, de peine comparable à l’internement », écrit-il. « Elle se met en contradiction avec tous les principes. Elle réprime tous les faits, qu’ils tombent ou non sous le coup d’un texte, qu’ils mettent en danger la fortune privée des citoyens, la sécurité publique ou notre domination. » « Elle se contente d’une procédure plus que sommaire. Elle affecte les formes les plus diverses, n’exigeant pas toujours un lieu de détention, s’exécutant hors de l’Algérie aussi bien que dans l’intérieur. Elle n’a point de durée préfixe : on sait quand elle commence, mais non quand elle finit. »
« Singulière peine », conclut ce spécialiste avant d’apporter des précisions capitales sur les modalités de sa mise en oeuvre. « Aucun texte ne détermine les faits pour lesquels l’internement peut ou doit être prononcé. Aussi intervient-il dans des cas très variés. Il joue un rôle important dans la répression des crimes et des délits de droit commun. »
« Nous reconnaissons facilement qu’il est […] contraire aux principes les plus certains de notre droit public » et « attentatoire à la séparation des pouvoirs ».

Autant de constats précis et graves qui disent bien la singularité de l’internement au regard des fondements de l’Etat de droit et de la législation commune mais Larcher précise immédiatement :

« Cela paraît moins extraordinaire à qui sait que ces dérogations à la règle de la distinction des autorités administratives et judiciaires ne sont pas rares dans la législation algérienne. Le gouverneur, en vertu de pouvoirs analogues, frappe les individus et les tribus ou les douars dans leurs biens, par le séquestre et l’amende collective. »

L’internement « détonnerait singulièrement dans notre législation métropolitaine » ; en Algérie, cependant, « nous ne pensons pas qu’il faille tenir grand compte de critiques ainsi tirées de principes qui ne sont pas vrais dans la civilisation musulmane. Ce qui nous importe surtout, ce sont les bons résultats qu'[il] produit ». Fort de cette proposition où la situation particulière de l’ancienne Régence d’Alger, les caractéristiques supposées des populations « indigènes », l’efficacité, érigée en critère ultime d’appréciation, et la fin poursuivie — la défense de la domination française — justifient tous les moyens, ce juriste se prononce en faveur de l’« extension » de l’internement « à certaines catégories de malfaiteurs » autochtones.

Après avoir observé que « les Algériens [ce terme désigne alors les colons] y voient » une garantie majeure de leur sécurité et que « les assemblées, coloniales ou départementales, ont maintes fois manifesté leur prédilection pour cette peine que n’affaiblissent pas les lenteurs de l’instruction et du jugement », Larcher conclut par ce plaidoyer qui ne laisse aucun doute sur sa position :

« Nous n’éprouvons donc aucun embarras en ce qui concerne la régularité ou la légitimité de l’internement. C’est le cas, modifiant une pensée célèbre, de dire : vérité d’un côté de la Méditerranée, erreur de l’autre. Le principe de la séparation des pouvoirs est excellent dans une société civilisée » mais « il n’est point de mise avec des tribus musulmanes qui ont de la justice et du droit une notion si différente de la nôtre et qui portent toute leur admiration et tout leur respect vers la force. Qu’un châtiment suive toujours et rapidement le crime, tel est le but à atteindre ; notre procédure ne l’atteint pas ; des mesures administratives l’atteignent, donc celles-ci doivent être préférées à celles-là. »

Ainsi se vérifient, une fois encore, les effets délétères d’une conception purement instrumentale du droit, lesquels ruinent, dans ce cas d’espèce, des principes majeurs en privant les « indigènes » de prérogatives fondamentales.

Aux origines de l’internement administratif appliqué en Algérie se trouvent plusieurs arrêtés ministériels (septembre 1834, avril 1841 et août 1845) dictés par les « impératifs » de la conquête puis par les « nécessités » de la défense de l’ordre public colonial.
Le 27 décembre 1858, il est précisé que l’opposition des « Arabes » aux agents de l’administration ou le fait de se livrer à « des intrigues politiques pour créer des difficultés » aux autorités peut être une cause d’internement.
La IIIe République ne s’est pas contentée de poursuivre dans la voie tracée par la monarchie de Juillet et le second Empire, elle a élargi aussi le champ d’application de cette mesure au vol de troupeaux (1902) puis au pèlerinage à La Mecque sans autorisation préalable (1910).
Ajoutons qu’il est impossible de faire appel de la décision prise par le gouverneur général, que la durée de l’internement est alors indéterminée cependant que ni le lieu ni la forme de la détention ne sont fixés a priori puisque le premier tranche pour l’ensemble de ces matières. Enfin, et c’est là une autre caractéristique extraordinaire de l’internement, il peut être décidé soit à titre principal, soit en complément d’une peine déjà prononcée par un tribunal.

Des dispositions similaires sont appliquées dans les autres colonies puisque, en vertu du décret du 25 mai 1881, le gouverneur de l’Indochine peut faire interner « des indigènes non naturalisés et des assimilés », et ordonner en plus de cela le « séquestre de leurs biens ».
En Nouvelle-Calédonie, les décrets du 18 juillet 1887 et du 12 mars 1897 précisent que l’internement se double de la déportation à l’île des Pins, notamment. Double peine encore et toujours.
En AOF, les décrets du 30 septembre 1887 et du 21 novembre 1904 fixent l’internement à dix ans et il est conçu pour sanctionner les « faits d’insurrection contre l’autorité de la France », les « troubles politiques graves » ou les « manoeuvres susceptibles de compromettre la sécurité publique ». Des dispositions identiques sont applicables en AEF depuis un décret du 31 mai 1910.

D’abord expérimenté en Algérie, l’internement administratif est devenu en quelques années un moyen couramment employé contre l’ensemble des populations « indigènes » de l’empire. Plus encore, la généralisation de cette technique répressive a contribué à sa banalisation qui, à son tour, a créé les conditions favorables à son extension à d’autres régions d’outre-mer.
Le 3 septembre 1934, le résident général de Tunisie, Marcel Peyrouton, prend plusieurs décrets destinés à réprimer les activités antifrançaises. L’un d’entre eux supprime « toute formalité, toute défense de l’inculpé » et « toute intervention d’avocat » et permet, sur décision de l’autorité précitée, d’interdire aux auteurs de « faits séditieux » de séjourner pendant un an dans les « contrôles civils », à quoi s’ajoute la possibilité de les envoyer « dans les territoires militaires du Sud ».
C’est en vertu de cette dernière disposition que plusieurs dirigeants du Néo-Destour, parmi lesquels Me Habib Bourguiba, furent déportés à Kébili puis à Bordj-le-Boeuf qualifié de « véritable camp de concentration » situé « dans l’extrême Sud, en pleine région désertique ».

En ce qui concerne l’Algérie française, des modifications sont intervenues puisque la loi du 15 juillet 1914, « portant réglementation du régime de l’indigénat », supprime l’internement dans un pénitencier. Il est désormais remplacé par la « mise en surveillance dans une tribu, dans un douar ou une localité désignée par le gouverneur général ».
La durée de cette nouvelle « peine » est fixée à deux ans maximum et les causes pour lesquelles elle peut être prononcée sont ainsi définies :

  • « actes d’hostilité contre la souveraineté française »
  • « prédications politiques ou religieuses »
  • « menées de nature à porter atteinte à la sécurité générale »
  • « tous les actes » qui « favorisent manifestement les vols de récoltes ou de bestiaux ».

Initialement prévues pour une période de cinq ans, ces dispositions ont été consacrées par la loi du 4 août 1920 dans un contexte où, comme l’écrivent Larcher et Rectenwald, les autorités métropolitaines et coloniales entendent, après la Grande Guerre et la révolution russe, combattre les « influences malsaines » des « propagandistes panislamiques ou bolcheviks ».
La lutte contre la subversion musulmane et « rouge » légitime désormais la permanence de l’exception et son inscription durable dans la législation des départements français d’Algérie.

Pour bien saisir l’évolution de cette dernière, les limites de la réforme évoquée et les singularités de l’organisation administrative de cette colonie, il faut préciser que la loi précitée est d’application restrictive puisqu’elle ne concerne que les territoires civils.
Dans les territoires militaires du Sud, dirigés « par les officiers des affaires indigènes » qui sont les « maîtres absolus de leurs cercles », les modalités de l’internement demeurent inchangées. Là prévaut un « régime plus odieux encore que celui de l’indigénat », écrit l’émir Khaled qui n’a cessé de dénoncer cette situation.

« Pour des motifs anodins, […] on distribue des corvées, des gardes de nuit, des amendes, des réquisitions, des coups de nerf de boeuf, de la prison. […] En un mot, on agit dans ces territoires comme en pays nouvellement conquis. »

Des dispositions voisines existent au Congo belge. En vertu de l’article 1er du décret du 5 juillet 1910, « tout indigène qui, par sa conduite, compromet la tranquillité publique peut être contraint, par une ordonnance motivée du gouverneur général, de s’éloigner d’un certain lieu ou d’habiter dans un lieu déterminé ».
En Afrique orientale anglaise, le Commissaire peut, lorsqu’il estime qu’une personne est susceptible de porter atteinte à l’ordre public, « ordonner sa déportation hors du protectorat » dans « quelque partie des possessions de Sa Majesté hors du Royaume-Uni ». Cette décision n’est pas susceptible d’appel. De même en Ouganda. Plus tard, les dirigeants du régime d’apartheid en Afrique du Sud ont reconduit ce type de mesure à l’encontre des populations noires.
Conformément à « l’Acte sur l’administration indigène, le gouverneur général, en tant que chef suprême, a des pouvoirs autocratiques sur les Africains. Il peut, par proclamation, arrêter et détenir tout Africain jugé dangereux pour la tranquillité publique », constate un spécialiste en 1950.

En ce qui concerne la situation des populations autochtones de l’Empire français, des contemporains se sont régulièrement élevés contre l’internement administratif qu’ils jugeaient parfois avec sévérité. En dépit de solides arguments juridiques, leurs voix ne furent pas entendues : les « nécessités » propres à la défense de l’ordre public dans les possessions d’outre-mer furent longtemps les plus fortes.

b) Critique de l’internement

« L’internement des indigènes algériens constitue […] un abus de pouvoir, bien plus un crime et le devoir du parquet serait de le faire cesser, affirme, en 1909, l’avocat Georges Massonié qui dénonce cette mesure. La procédure n’offre […] aucune garantie puisque, par son caractère absolument secret, elle rappelle un peu trop celle de l’Inquisition. Trop souvent, l’indigène est condamné sur des rapports secrets, analogues aux fameux renseignements de police dont on abuse tant en cour d’assises », écrit-il en livrant des informations précieuses sur les pratiques des autorités coloniales qui ajoutent ainsi l’opacité de l’instruction au caractère exorbitant de leurs prérogatives.
Sans aller jusqu’à l’enthousiasme manifesté par l’assemblée des délégations financières, on peut admettre l’utilité de l’internement. Mais ce n’est pas une raison pour le dispenser de toute réglementation et pour abandonner une mesure aussi grave à l’arbitraire. Que les indigènes avec leur esprit simpliste apprécient la puissance de l’autorité administrative armée d’un aussi redoutable pouvoir, c’est possible, mais qu’ils s’inclinent sans murmurer, c’est inexact. »

Soucieux d’éviter tout malentendu, Massonié précise :

« Nous ne voudrions pas que l’on se méprît sur notre pensée. On ne peut évidemment pas gouverner les indigènes comme des Français : leur masse, leur fanatisme, leur mentalité, leurs moeurs, tout s’y oppose. Mais est-ce à dire qu’on doive les traiter par l’arbitraire ? Nullement. »

Supprimer l’internement ? Pour ce juriste membre de la Ligue des droits de l’homme, il n’en est pas question. Des réformes destinées à mieux garantir les droits des autochtones suffisent amplement puisque les particularités des populations algériennes appellent le maintien de dispositions singulières, selon lui.

Dès 1901, pourtant, le Comité de protection et de défense des indigènes avait exigé l’abrogation du décret sur l’indigénat en Nouvelle-Calédonie et celle de l’internement prononcé pour une durée indéterminée par le gouverneur. «
La situation faite aux indigènes est peut-être la plus cruelle qui puisse être signalée dans nos possessions coloniales. En pleine paix et cinquante ans après la prise de possession » de ce territoire, « les propriétés des indigènes et leurs libertés personnelles y sont entièrement livrées au bon plaisir et à l’arbitraire de l’administration », lit-on dans une brochure de cette association.
Quatre ans plus tard, son président, Paul Viollet, qui n’a cessé d’intervenir publiquement sur ces questions, dénonce les motifs « vagues » et « certaines expressions élastique[s] » du décret autorisant l’internement en AOF cependant que, en 1914, le député socialiste Charles Dumas s’en prend aux pouvoirs « de l’administration » coloniale qui dispose d’une arme plus redoutable encore que celle de l’indigénat :

« Cette arme redoutable, odieuse et illégale, c’est l’internement. » S’appuyant sur les travaux d’un spécialiste dont la notoriété se confirme, il ajoute :
« La définition juridique de l’internement est impossible, car il ne correspond à rien d’équivalent dans notre droit français ; il ne repose sur aucun principe connu, et quant à ce à quoi il s’applique, M. Larcher, l’éminent juriste de la faculté de droit d’Alger, déclare qu’il réprime tous les faits, qu’ils tombent ou non sous le coup d’un texte, qu’ils mettent en danger la fortune privée des citoyens, la sécurité publique ou notre domination dans le Maghreb. »

Comparant cette mesure aux « lettres de cachet », Dumas conclut :

« Tant que l’Algérie vivra sous le régime des lois d’exception, il n’y aura pour le monde indigène ni possibilité de développement économique, ni possibilité de développement social. »

Enfin, grâce à l’ouvrage de Georges Garros, intitulé Forceries humaines, publié en 1926 et consacré à la politique coloniale de la France en Indochine, on découvre la situation faite aux internés de ce protectorat.

« Par centaines […], chaque année », les « victimes » de cette mesure répressive sont « déportées dans une île insalubre où, dans des conditions d’hygiène pernicieuses, livrées à la bestiale cruauté d’une chiourme vénale et corrompue, elles appel[lent] la mort… »

Pendant toute la première moitié du XXe siècle, des voix diverses mais isolées se sont donc élevées régulièrement contre l’internement qui, en dépit de quelques réformes, a continué de prospérer dans les territoires de l’empire avant d’être employé en métropole même.

c) Extension et banalisation de l’internement

Les origines coloniales de cette technique répressive sont parfaitement établies. Ceux qui s’intéressent aux affaires d’outre-mer, et connaissent bien la législation des possessions françaises, le savent. Appliqué pendant longtemps aux seuls « indigènes », l’internement est importé sur le territoire métropolitain par le gouvernement Daladier à la suite de l’adoption du décret-loi du 12 novembre 1938 relatif aux étrangers.
Elaboré par les services du ministre de l’Intérieur Albert Sarraut, ce texte invoque classiquement les impératifs de la « sécurité nationale » et ceux de la « protection de l’ordre public » pour justifier le placement « dans des centres spécialisés » des allochtones qui, en l’absence de toute infraction, sont jugés « indésirables » par les autorités.
Au racisme de l’Etat impérial-républicain s’ajoute désormais une xénophobie d’Etat dont cette disposition est l’expression manifeste et spectaculaire. Depuis longtemps déjà, des spécialistes de l’immigration mettaient en garde les autorités contre la présence jugée dangereuse de nombreux ressortissants étrangers perçus comme la cause de maux multiples et graves susceptibles, comme l’écrivait Georges Mauco en 1932, de porter atteinte « à la raison, à l’esprit de finesse, à la prudence et au sens de la mesure qui caractérisent le Français ».

En février 1939, les premières victimes de ces dispositions sont les 350 000 républicains espagnols qui, fuyant les troupes du général Franco, ont gagné la France où ils sont rapidement internés dans les camps de Saint-Cyprien, d’Argelès et de Gurs, notamment. Un an plus tard, le 18 novembre 1939, alors que la Seconde Guerre mondiale a débuté depuis peu, l’internement est étendu à tous les individus, nationaux ou non, susceptibles de porter atteinte à la défense nationale ou à la sécurité publique. Et, comme souvent en pareil cas, ces circonstances exceptionnelles ont précipité ce mouvement d’extension-banalisation.
A l’instar des colonies, l’internement est prononcé par une autorité administrative — le préfet —, pour une durée indéterminée et pour des motifs généraux qui ne sont constitutifs ni d’un délit ni d’un crime sanctionné par la loi. C’est en vertu de cette mesure que des milliers d’étrangers et de nombreux sympathisants et militants communistes sont arrêtés puis détenus dans les multiples camps déjà existants en France ou construits à cet effet.

Le 19 mars 1940, alors que le Parti communiste a été interdit en raison du soutien de ses dirigeants au Pacte germano-soviétique, Sarraut, l’ancien ministre des Colonies qui exerce désormais ses fonctions à l’Intérieur, présente à la Chambre des députés le bilan de l’action de ses services : 10 550 perquisitions, 3 400 arrestations, 3 500 radiations, 499 internements et 66 assignations à résidence ont été réalisés, annonce-t-il fièrement.
Pour la première fois, l’internement administratif est utilisé contre des citoyens pour des motifs politiques, au mépris des droits et libertés élémentaires. Ce tournant majeur dans l’histoire des usages de cette technique répressive ne saurait occulter l’existence de nombreux et anciens précédents coloniaux bien connus de Sarraut. Considéré comme un remarquable praticien et comme un grand théoricien de la colonisation par ses contemporains, il est parfaitement informé des dispositions répressives appliquées aux populations « indigènes », et sans doute s’en est-il inspiré lorsqu’il s’est agi de sévir contre les communistes qu’il abhorre depuis longtemps.

L’internement des « Arabes » d’Algérie a été aboli par l’ordonnance du 7 mars 1944, laquelle affirme enfin l’égalité « devant les droits et les devoirs de tous les Français » de cette colonie, ce qui entraîne l’« abrogation des textes d’exception » hérités de la période antérieure. Heureuse mais brève réforme, nous le verrons. Ces principes solennellement proclamés, puis intégrés à la Constitution de la IVe République, seront bientôt violés par ceux-là mêmes qui prétendent les défendre.

Après le déclenchement de la « guerre de libération nationale » le 1er novembre 1954, l’état d’urgence est proclamé dans les départements français d’Algérie par la loi du 3 avril 1955 qui permet au gouvernement de rétablir l’esprit sinon la lettre de certaines mesures en vigueur sous la IIIe République. L’article Ier définit les conditions de mise en oeuvre de cet état d’urgence qui « peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain, de l’Algérie ou des départements d’outre-mer, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». L’article 6 prévoit que « le ministre de l’Intérieur dans tous les cas et, en Algérie, le gouverneur général peuvent prononcer l’assignation à résidence dans une circonscription territoriale ou une localité déterminée de toute personne […] dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ». En aucun cas, est-il précisé, « l’assignation à résidence ne pourra avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes visées à l’alinéa précédent ».
Vaine promesse et vrai mensonge, nous le verrons.

Le gouvernement que dirige le socialiste Guy Mollet reconduit ces dispositions dans le cadre de la loi du 16 mars 1956 relative aux pouvoirs spéciaux en Algérie, laquelle est adoptée à l’Assemblée nationale avec le soutien des députés communistes présents. Trois jours plus tôt, en effet, Jacques Duclos avait pris soin de justifier la « ligne » du Parti en écrivant dans L’Humanité :

« Notre vote exprimera notre volonté très nette de faire obstacle à toutes les manoeuvres de la réaction en développant l’unité d’action de la classe ouvrière et des masses populaires. »

Face à la contestation de certains élus et militants communistes, Maurice Thorez est contraint de défendre une nouvelle fois la position de l’organisation qu’il dirige en affirmant : cette décision « n’a pas été inspiré[e] seulement par des préoccupations de tactique parlementaire, par le désir de faire échec aux efforts des partis de droite » ; elle « a obéi à des considérations plus larges et plus élevées ».

Le 26 juillet 1957, une nouvelle loi, votée à la demande du président du Conseil, M. Bourgès-Maunoury, autorise l’internement en métropole dans des camps pudiquement nommés « centres d’hébergement ».
A la suite des manifestations du 13 mai 1958 à Alger et pour faire face à un éventuel coup de force, l’état d’urgence est étendu à la France métropolitaine le 17 mai 1958 pour une période de trois mois. Le 7 octobre 1958, une ordonnance rend possibles l’assignation à résidence et l’internement administratif sur le territoire métropolitain des « personnes dangereuses pour la sécurité publique en raison de l’aide matérielle, directe ou indirecte, qu’elles apportent aux rebelles algériens ».

Appliqué pendant cent dix-sept ans dans l’ancienne Régence d’Alger puis dans de nombreux territoires de l’empire, l’internement administratif fut mis en oeuvre pendant six ans en métropole, entre 1938 et 1944, puis de nouveau au cours de la guerre longtemps sans nom qui s’est déroulée outre-Méditerranée. En 1962, dressant le bilan de l’application de cette mesure, le juriste Loïc Philip écrit :

« Depuis vingt-trois ans, la France a pratiqué l’internement administratif pendant douze ans, soit plus d’un an sur deux. »

Il n’est donc pas surprenant que, au moment de l’indépendance de l’Algérie, et contrairement aux déclarations de certains responsables politiques, il y ait eu près de 15 000 « Français musulmans » internés dans l’ancienne colonie et environ 5 000 dans plusieurs camps situés en métropole.

Remarquable poursuite du processus d’extension-banalisation d’une disposition répressive qui, jugée exorbitante par les meilleurs spécialistes du droit colonial dans les années 1920, n’a cessé de prospérer et d’être employée contre des catégories nouvelles de personnes : « indigènes » de l’empire d’abord, étrangers ensuite, citoyens enfin. Mais l’histoire de l’état d’urgence et de l’internement administratif ne s’arrête pas à la fin du conflit algérien.

A preuve, le premier fut appliqué sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie et dépendances par un arrêté du haut-commissaire de la République du 12 janvier 1985 et prolongé six mois par la loi du 25 janvier 1985 votée à la demande du gouvernement dirigé par Laurent Fabius dans un contexte de violences croissantes liées, entre autres, à l’assassinat à Hienghène de dix militants kanaks du FLNKS.

De plus, et pour la première fois en ces circonstances, l’état d’urgence a été instauré conformément au souhait du Premier ministre, Dominique de Villepin, lors des « émeutes des banlieues » de novembre 2005 en vertu de deux décrets du 8 novembre 2005.
Après avoir rappelé que ni en mai 1968, ni « au moment » des mobilisations des « autonomes » en 1979, de telles mesures n’avaient été mises en oeuvre, le professeur de droit Frédéric Rolin estime qu’il s’agit d’un « précédent […] particulièrement dangereux » pour les libertés publiques. De leur côté, le Syndicat de la magistrature a dénoncé un « choix politique guerrier » attentatoire « à la liberté d’aller et venir », et l’Union syndicale des magistrats, une « mesure symbolique » inefficace sur le plan pénal.

Quant à l’internement administratif, selon des modalités particulières, il est toujours massivement employé en France et en Europe contre les « clandestins » présents sur le territoire des Etats membres de l’Union cependant que le nombre de centres de rétention administrative (CRA) ne cesse d’augmenter dans les pays européens où ils sont au nombre de 224 actuellement.
Comme le notait une journaliste de l’International Herald Tribune, « on en trouve dans des hangars de chemins de fer, des vieux silos à céréales, des usines désaffectées, des annexes de prison et même sur un bateau ancré dans le port de Rotterdam. De l’Irlande à la Bulgarie, de la Finlande à l’Espagne, les camps de rétention pour étrangers se sont multipliés dans l’Union européenne. La plupart sont apparus au cours de la dernière décennie ».

Dans l’Hexagone, il y a désormais vingt-quatre CRA contre seize en 2003, et les places disponibles sont passées de 739 la même année à 1 724 en 2007.
En 2008, 111 692 interpellations de sans-papiers — 59 023 en 2003 — ont débouché sur 34 592 placements en rétention pour une durée moyenne de plus de dix jours. Parmi elles, on dénombrait 154 couples ou adultes seuls avec enfants pour un total de 242 mineurs « dont 80 % étaient âgés de moins de 10 ans ».
Le plus jeune des retenus fut un nourrisson de trois semaines placé au Centre de rétention de Rennes avec ses parents. En confirmant leur libération, prononcée par le juge des libertés, la cour d’appel de cette ville observait ceci : le « fait de maintenir en rétention une jeune mère de famille, son mari et leur bébé […] constitue un traitement inhumain au sens de l’article 3 » de la Convention européenne des droits de l’homme.
« La grande souffrance morale et psychique, infligée à la mère et au père », était-il ajouté, est « manifestement disproportionnée par rapport au but poursuivi ».

Enfin, la directive « retour », votée le 18 juin 2008 par les eurodéputés, a porté la durée de la rétention à dix-huit mois et autorisé, qui plus est, l’internement et le retour forcé des mineurs isolés en violation de la Convention internationale des droits de l’enfant du 20 novembre 1989 pourtant ratifiée par 192 Etats dont la France.
De plus, les expulsés pourront être interdits de séjour en Europe pendant cinq ans. Banalisation, extension et triomphe de la double peine qui devient, par la grâce du Parlement de Strasbourg, une mesure européenne désormais. Alors que le Groupe de travail sur la détention arbitraire du Conseil des droits de l’homme de l’ONU a demandé aux Etats de « ne recourir à la mise en détention des demandeurs d’asile et des immigrants clandestins qu’en dernier ressort », on constate que la pratique aujourd’hui dominante des pays membres de l’Union européenne, et de l’Europe elle-même, fait de l’exception la règle.

Ailleurs, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, la guerre menée contre le terrorisme, par George W. Bush et le Premier ministre britannique Tony Blair, fut à l’origine des atteintes les plus graves portées aux droits et libertés individuels. Une fois encore, l’internement administratif a été l’un des vecteurs principaux de cette offensive, sans précédent depuis 1945, qui a conduit à l’« adoption de lois expéditives et mal conçues » accordant des « pouvoirs excessifs à l’exécutif », Johan Steyn, juge à la cour d’appel de la Chambre des lords.

En Grande-Bretagne, le Terrorism Act de 2001 autorisait la détention illimitée des étrangers suspectés d’activités terroristes. Voté le 11 mars 2005, The Prevention of Terrorism Bill a modifié ce premier texte en étendant à tous les Britanniques de nombreuses mesures d’exception dès lors que le ministre de l’Intérieur a des « raisons fondées de soupçonner qu’un individu est ou a été impliqué dans une action liée au terrorisme ».

En pareil cas, il est possible de prendre des dispositions telles que les arrêts domiciliaires, l’interdiction d’utiliser un téléphone portable, la limitation de l’accès au réseau Internet et l’impossibilité de fréquenter certaines personnes. De plus, la police et les services spéciaux sont autorisés à pénétrer à tout moment au domicile des individus suspectés.

En Israël, enfin, l’internement administratif est prévu par les paragraphes A et B de l’article 87 de l’Ordre militaire de 1970 qui permet de détenir sans jugement des individus pour une période de six mois renouvelables.
En 1998, le Comité contre la torture — un organisme des Nations unies — rendait public un rapport dans lequel il se disait préoccupé par « le recours à l’internement administratif dans les territoires occupés pendant des périodes inhabituellement longues et pour des raisons indépendantes du risque qu’il y aurait à remettre en liberté certains détenus ». Lors de la première Intifada, près de 15 000 Palestiniens furent ainsi privés de leur liberté. En août 2005, ils étaient au nombre de 596. Quant aux militants du Hamas, ils sont qualifiés par le service de l’« avocat général militaire », qui s’inspire certainement du précédent américain, de « combattants illégaux ».
Selon Shlomi Zakaria, membre de l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme — Yesh Din —, « c’est sur cette base juridique bancale » que, déjà par le passé, des personnes arrêtées dans la bande de Gaza ont été maintenues en détention « sans jugement » et sans « qu’aucune accusation ne soit portée contre elles ».

Connaissant les origines anciennes et les modalités diverses d’application de l’internement dans les différentes colonies françaises, on s’intéressera maintenant à deux autres prérogatives du gouverneur général de l’Algérie : l’amende et la responsabilité collectives. Régulièrement utilisées dans ce territoire pour sanctionner les « indigènes », elles aussi ont été exportées dans plusieurs territoires d’outre-mer au fur et à mesure de l’expansion impériale de la IIIe République.

2. Amende et Responsabilité collectives

a) L’amende collective : une « mesure de guerre »

Comme l’internement, « l’amende collective […] est une mesure de guerre. […] La notion même d’amende collective est contraire aux principes les moins discutables de notre droit pénal, notamment le principe de la personnalité des peines », nt Larcher et Rectenwald en 1923 avant de rappeler que c’est le général Bugeaud qui a introduit cette « punition » singulière souvent employée aux « débuts de la conquête ». Supprimée « par le prince Jérôme Napoléon lors de son passage au ministère de l’Algérie, puis rétablie », elle perdure dans le cadre de la loi du 17 juillet 1874 adoptée pour lutter contre les incendies de forêts et préserver ainsi le « domaine forestier algérien ».

En 1871, les tribus kabyles soulevées contre la France furent soumises à une amende collective s’élevant à 63 millions de francs. Incapables de s’en acquitter, beaucoup ont été contraintes de vendre leur bétail et leurs terres. De là un appauvrissement dramatique et durable des habitants de cette région.
Plus tard, en vertu de l’article 130 de la loi forestière du 21 février 1903 qui confirme les dispositions précitées, il est établi qu’en « tout territoire, civil ou militaire, indépendamment des condamnations individuelles encourues par les auteurs ou complices des crimes, délits ou contraventions relatifs aux incendies de forêts, les tribus, douars, ou fractions pourront être frappés d’amendes collectives ».
Larcher et Rectenwald, qui approuvent ces mesures, écrivent :

« C’est sans doute en cette matière que l’usage de l’amende collective peut le mieux se défendre : l’incendie devait surtout profiter aux indigènes des douars voisins dont le bétail eût trouvé sur le terrain parcouru par le feu un excellent pâturage ; il y a donc entre tous les membres une sérieuse présomption de complicité. Et ce n’est que dans ce cas qu’elle est légalement possible.
Quant aux chiffres de l’amende, ajoutent les mêmes, aucun texte n’en indique ni le maximum, ni le minimum : le gouverneur général le détermine donc, pour chaque affaire, dans la plénitude de son arbitraire absolu. »

Le Journal officiel de l’Algérie permet de passer des mécanismes généraux de la loi forestière à la pratique des autorités coloniales et l’on découvre ainsi que, du mois de mars au mois de septembre 1927, 26 amendes collectives furent infligées à 54 mechtas ou villages et 11 douars. Les montants exigés varient d’une à huit fois le total des impôts payés, et lorsque les « indigènes » ne peuvent payer les sommes fixées par les services du gouvernorat, ils sont tenus d’effectuer des prestations en nature.
Pour l’année 1926, ces dernières correspondent à 32 500 francs. Neuf ans plus tard, la situation n’a guère évolué puisque, au Sénat, Maurice Viollette constate que les poursuites en matière forestière demeurent fort courantes comme le prouve la commune de Kenchela contre laquelle près de « 4 000 procès-verbaux » ont « été dressés » entraînant « des millions d’amendes s’abattant sur des gens qui n’ont rien ».

Expérimentée dans les départements français d’Algérie, l’amende collective, qui substitue à la présomption d’innocence la présomption de culpabilité appliquée à certaines communautés autochtones en même temps qu’elle ruine le principe de l’individualité des peines, fut étendue le 9 janvier 1895 à l’Indochine. Pour des causes identiques et selon des modalités proches, le « village d’origine », de celui ou de celle qui s’est rendu coupable de dégradation du domaine forestier, peut être déclaré « responsable ».
De même en AOF où les « collectivités indigènes » sont « pécuniairement responsables » des feux de brousse et des « incendies de forêts classées commis dans leur voisinage, à moins qu’elles ne puissent établir la preuve que le délit a été commis par quelqu’un d’étranger à la collectivité ». Nouveau triomphe de la présomption de culpabilité. Dans de nombreuses colonies françaises, il se confirme que des principes majeurs, considérés comme indissociables du respect des droits fondamentaux de la personne, sont violés de façon substantielle et durable.

Tout comme l’internement administratif, ces mesures ont suscité des critiques régulières mais vaines puisque les premières ont longtemps perduré. Relativement à l’Algérie et dès 1894, le secrétaire à la délégation sénatoriale, Henri Pensa, demandait le report de la « responsabilité collective » car « nul ne peut être condamné pour son voisin ».
Quarante et un ans plus tard, la situation n’a pas changé, observe Jean Mélia, puisque les « indigènes musulmans vivent dans le triste sort d’un régime d’exception, hors du droit commun, dans une infériorité morale, sociale et politique ». Et, pour illustrer son propos, il ajoute :

« Jamais régime, plus que le régime forestier […], ne suscita plus de plaintes de la part des indigènes […]. Une forêt est en feu. A priori, [le] musulman d’Algérie qui y vit ou qui vit dans les environs est suspect d’incendie, il devient coupable et, le fût-il vraiment, sa culpabilité s’étend à sa tribu. Une peine toujours exagérée, sous forme d’amende, s’abat alors sur des gens innocents qui, de ce fait, sont acculés à la misère. »

b) De la responsabilité collective : mutations et usages contemporains

En dehors de ces dispositions abolies à la Libération, la responsabilité collective, comme technique répressive de masse destinée à terroriser les populations civiles, a été employée par l’armée française pour écraser les « troubles » de Sétif et Guelma en 1945, comme on disait alors. A la différence des mesures déjà étudiées, nous sommes en présence de pratiques qui ne sont pas juridiquement encadrées puisque les militaires, avec l’aval des autorités politiques, décident de leur opportunité et des moyens à mettre en oeuvre pour rétablir l’ordre colonial. Un rapport sur les « événements de la semaine du 7 au 14 mai 1945 », rédigé à l’intention du « contre-amiral commandant la Marine à Alger » par le capitaine de frégate Morache, établit ceci :

« Tous les douars avoisinant un endroit où s’était commis un meurtre furent brûlés. Une expédition de ce genre est en cours en ce moment, je crois. Tous les indigènes voisins d’un lieu de déprédation sont condamnés immédiatement à la réparation des dégâts sans préjudice d’autres sanctions. Les chefs sont tenus pour responsables sur leur vie de l’attitude de leurs administrés. Tout individu surpris en train de piller une ferme abandonnée est fusillé sur-le-champ. […] Toutes ces mesures ont une très grande efficacité… »

De plus, une directive relative à la conduite à tenir avec les « notables musulmans » est ainsi rédigée :

« Ne pas hésiter à leur donner ouvertement les marques de sollicitude et d’intérêt que les masses indigènes aiment leur voir rendre. En revanche, leur faire comprendre qu’autorité entraîne responsabilité et remettre en vigueur ce que le maréchal Bugeaud avait estimé indispensable à une administration sage : la responsabilité des chefs indigènes . »

Permanence remarquable des pratiques de l’armée française qui, de 1840 à l’immédiat après-guerre, les a couramment employées pour mater les autochtones cependant que leur initiateur se découvre : Bugeaud lui-même. Plus d’un siècle après sa nomination au poste de gouverneur général de l’ancienne Régence d’Alger, il demeure une référence pour les officiers qui s’inspirent de son action afin de résoudre au mieux les problèmes spécifiques qu’ils affrontent en même temps que cette tradition, jugée glorieuse, légitime leurs propres agissements.

La responsabilité collective fut également mise en oeuvre au cours du dernier conflit en Algérie, ce qui a débouché sur une extension horizontale, massive et radicale des violences commises contre les civils, exposés de surcroît à la torture puisqu’un « habitant quel qu’il soit est à considérer comme suspect du fait qu’il détient en positif ou en négatif des renseignements sur les activités rebelles, qu’elles soient politiques, administratives ou militaires ». Les « Arabes » ? A priori tous suspects et donc tous susceptibles d’être soumis à la question si les militaires chargés de la « collecte des renseignements », comme on le disait à l’époque, le jugeaient nécessaire.

En matière pénale, et dans un contexte politique et juridique fort différent, le principe de la responsabilité collective a été inclus dans la loi Pleven, dite « loi anticasseurs », adoptée en juin 1970 pour lutter contre les « mouvements subversifs ». De même la proposition de loi sur les « bandes » déposée par le député-maire de Nice, Christian Estrosi, qui agissait à la demande du président de la République. Publié au Journal officiel le 4 mars 2010, ce texte, le dix-neuvième sur la sécurité voté depuis 2001, prévoit de punir de trois ans de prison et 45 000 euros d’amende ceux qui, en connaissance de cause, auront participé à un « groupement, même formé de façon temporaire », dont le but est de commettre des « violences volontaires ».
Comme le reconnaît ce parlementaire devenu ministre, qui ignore ou feint d’ignorer les dispositions précitées pour mieux faire croire à l’originalité des dispositions qu’il défend : « On est dans le domaine de la responsabilité collective qui n’existait pas jusqu’ici. »

A l’étranger, les sanctions collectives sont massivement employées par l’armée israélienne. En 2002, « au moins 350 maisons palestiniennes ont été démolies » dans la bande de Gaza, « à Jérusalem-Est et en Cisjordanie ». Le Comité contre la torture des Nations unies « a exprimé sa préoccupation » et « a conclu que la politique de bouclage et de démolition de maisons palestiniennes pouvait être considérée comme un traitement cruel, inhumain ou dégradant ». L’ensemble des destructions commises depuis le début de la seconde Intifada s’élève à plus de 5 000 selon le Comité israélien contre les démolitions des maisons.
Entre le 13 et le 14 mai 2004, plus de 80 habitations ont été rasées à Rafah, laissant environ 1 000 personnes sans abri, d’après le bilan établi par l’agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens. Amnesty International considère ces violations systématiques du droit international, autorisées par la Cour suprême israélienne, comme des « crimes de guerre ».
L’article 20 de la convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, du 12 août 1949, interdit en effet les « représailles contre les personnes et les biens ». L’ex-chef du Shin Beth, Carmi Gilon, reconnaît qu’il s’agit d’une utilisation excessive de la force et ajoute : « C’était vrai du colonialisme français en Algérie, c’est vrai aujourd’hui des Américains en Irak, et vrai pour nous. » Intéressante déclaration qui prouve que le conflit algérien demeure une référence pour de hauts responsables étrangers.

Quant à la guerre conduite par les forces armées israéliennes à Gaza, du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009, elle s’est soldée par la mort de 1 400 Palestiniens — dont 762 civils parmi lesquels de nombreux enfants, et par la destruction de « quartiers entiers » privant ainsi des « milliers de personnes » de « logement ». Après enquête, les experts du Conseil des droits de l’homme de l’ONU concluent que ces attaques ont été « soigneusement planifiées » de manière à « punir, humilier et terroriser » les habitants de ce territoire en leur infligeant une « punition collective ». Ces actes, de même que certains de ceux perpétrés par le Hamas, estiment les rapporteurs, sont « assimilables à des crimes de guerre », voire à des « crimes contre l’humanité ».
Ainsi agit Tsahal, l’« une des armées les plus morales au monde », comme le soutenait le porte-parole de l’état-major israélien au lendemain de ce conflit.

Aux dispositions juridiques extraordinaires qui permettent d’atteindre les personnes en les privant de leur liberté par le recours à l’internement, et les villages en les soumettant à des amendes collectives, s’ajoute le séquestre, lequel complète cet arsenal répressif en permettant aux autorités coloniales de frapper les biens immobiliers des autochtones.

3. Le Séquestre

« Nos moyens de coercition vis-à-vis des indigènes [d’Algérie] sont souvent dénoncés comme excessifs » et « contraires aux principes de notre droit moderne », affirme le lieutenant-colonel Louis Rinn en 1890 ; « un exposé impartial des conditions dans lesquelles s’exercent ces répressions suffit […] pour démontrer l’inanité d’une pareille assertion.
La société musulmane a encore des idées qui avaient cours chez nous il y a quatre ou cinq siècles ; et, au Moyen Age, chez toutes les nations chrétiennes, la confiscation semblait chose naturelle et de droit strict vis-à-vis des seigneurs, bourgeois et manants félons ou rebelles. Sous les khalifes arabes, comme sous les émirs berbères aussi bien que sous les Turcs et dans les canoun kabyles, la confiscation et la responsabilité collective n’ont pas cessé d’être appliquées. »

Citant Ernest Picard, rapporteur et président de la Commission chargée d’élaborer et de présenter la loi du 17 juillet 1874 relative à la prévention des incendies de forêts, Rinn poursuit :

« Les moyens de défense doivent être proportionnés aux agressions ; la France doit aux Français d’Algérie, avant tout, une protection efficace. »

Aussi le « séquestre » est-il considéré comme « une voie d’exécution indispensable pour percevoir les amendes collectives et pour atteindre les vrais coupables en intéressant toutes les tribus à la répression ». De plus, il produit « une grande et nécessaire impression sur l’esprit des indigènes en leur montrant par des actes visibles que le gouvernement a la volonté et la puissance de sévir », ce pour quoi le gouvernement et la Commission « ont été d’avis » de l’introduire « dans la loi ». « Les considérations politiques seules doivent l’emporter » lorsque le gouverneur général « examine l’opportunité, la nécessité et la mesure du châtiment qu’il inflige », conclut Rinn, qui ajoute : « Telle est, en substance, l’économie » de la législation « soumise aux délibérations de l’Assemblée » où « elle n’a point rencontré dans la Commission de contradicteurs et presque toutes ces dispositions ont fait l’objet d’un vote unanime. » Ces précisions intéressantes révèlent une fois encore l’existence d’un large consensus en faveur de mesures d’exception qui bénéficient d’un soutien important à la Chambre des députés.

Le séquestre fut massivement utilisé à titre de représailles collectives dans le mois qui suivit le soulèvement kabyle de 1871 puisque les tribus visées furent privées de presque 2,6 millions d’hectares, soit l’équivalent de cinq départements français.
Quelques années plus tard, le professeur au Collège de France Paul Leroy-Beaulieu écrit avec une franchise et un sens politique remarquables :

« En 1870, il n’existait plus guère de terres domaniales propres à la colonisation. L’insurrection est survenue fort à propos pour permettre au gouvernement de se refaire une réserve de terres disponibles.
La France, dépouillée de l’Alsace-Lorraine, s’attacha plus que jamais à la grande adolescente dont elle s’était jusque-là médiocrement préoccupée. […] Une loi rendue au lendemain de nos désastres alloua cent mille hectares de terres aux Alsaciens-Lorrains. »

Frapper les « indigènes » en les privant de leurs propriétés et relancer la colonisation de l’Algérie en une période critique pour le pays qui est considérablement affaibli par la défaite subie devant les armées prussiennes, tels sont les objectifs de ces dispositions législatives.

« Le séquestre n’est pas, au point de vue pénal, moins extraordinaire que l’internement et l’amende collective. Il forme entre ces peines un chaînon, car il est tantôt individuel, tantôt collectif. […] C’est encore une mesure née de la guerre, une survivance de l’état d’hostilité qui a si longtemps subsisté parmi les tribus de l’Atlas et du Djurjura , écrivent Larcher et Rectenwald en 1923 avant d’analyser les réformes intervenues. Aujourd’hui, les faits de nature à justifier un arrêté de séquestre — pris par le gouverneur général en conseil de gouvernement — sont déterminés par l’ordonnance du 31 octobre 1845 et par la loi forestière du 21 février 1903. Ils se ramènent à trois chefs :

  1. actes d’hostilité, soit contre les Français, soit contre les tribus soumises à la France ; assistance prêtée directement ou indirectement à l’ennemi, ou intelligences entretenues avec lui
  2. abandon, pour passer à l’ennemi, des propriétés ou des territoires que les individus ou les tribus occupaient ; l’absence sans permission fait présumer, au bout de trois mois, cet abandon et le passage à l’ennemi
  3. incendie de forêts, dénotant par leur simultanéité ou leur nature un concours préalable de la part des indigènes, et susceptibles d’être assimilés à des faits insurrectionnels. »

La pratique révèle que les « arrêtés » de « séquestre » s’ajoutent très souvent « à la peine déjà prononcée par les tribunaux de l’ordre judiciaire ou interviennent alors que les indigènes ont bénéficié d’un acquittement ou d’un non-lieu ». Stupéfiante possibilité qui confirme le caractère exorbitant de ces mesures. Elles se présentent comme autant de doubles peines qui aggravent la première ou, pire encore, frappent un innocent reconnu tel par la justice mais que le gouverneur général estime devoir sanctionner néanmoins. Remarquable abaissement de l’autorité judiciaire et de celle des juges qui est rendu possible par les pouvoirs exorbitants du gouverneur général.

Les trois dispositions étudiées prouvent que le corps et les propriétés des « indigènes » peuvent être saisis selon des procédés sommaires qui dérogent à tous les principes affirmés depuis 1789. Elles témoignent du statut pour le moins singulier de leur personne et, par extension, de leurs biens qui ne sont protégés par aucun droit inaliénable et sacré puisque tous sont en permanence exposés à la puissance souveraine et presque illimitée de l’Etat colonial et de son acteur principal : le gouverneur général. Pour des motifs d’ordre public, ce dernier peut disposer somme toute librement du colonisé et de ses terres, soit en faisant du premier un véritable hors-la-loi dans le cas de l’internement, soit en le privant, par le séquestre, de la jouissance des secondes. C’est ainsi que la liberté, la propriété et la sûreté, prétendument garanties « pour tous les hommes et tous les temps » selon la belle formule d’un révolutionnaire français, sont, pour les autochtones, anéanties au profit d’une situation où l’insécurité juridique et personnelle l’emporte constamment puisqu’ils peuvent être gravement sanctionnés pour des faits généraux ou, pire encore, pour des actes qu’ils n’ont pas commis.

Relativement aux « indigènes » d’Algérie, par exemple, Viollette dénonce encore en 1931 les pratiques de l’administration qui abuse des « expropriations » sans beaucoup se soucier de réparer les dommages causés. Cette insécurité est un des effets majeurs et structurels du régime des décrets, et une conséquence particulière de l’abandon des droits fondamentaux dans les territoires de l’empire. Les autochtones ne sont pas seulement des assujettis, comme le répètent les juristes et les responsables politiques de la IIIe République ; à cause de cela, ils sont aussi des hommes condamnés à vivre dans un monde où rien n’est pour eux ni assuré, ni garanti.
Cette condition si particulière confirme les analyses de nombreux contemporains sur les caractéristiques du régime des possessions françaises puisque l’insécurité personnelle et juridique est, on le sait depuis Aristote, l’une des caractéristiques de la tyrannie, et, à l’époque contemporaine, de la dictature et de la domination totalitaire plus encore même si on ne saurait les confondre.

A cela s’ajoute l’exercice pour le moins singulier des libertés publiques dans l’empire, qui témoigne exemplairement aussi de la nature de l’Etat colonial comme Etat d’exception permanent et du statut de « sujets » des autochtones privés de nombreuses prérogatives jugées pourtant fondamentales pour les citoyens, qu’ils résident en métropole ou en outre-mer

 

 


PenseeCourtemanche

Bienvenue dans mon monde d'exploration et de découverte ! Je suis Ingrid Allain, une voyageuse passionnée avec une curiosité insatiable pour la riche tapisserie de la culture africaine. Pour moi, l'Afrique n'est pas juste une destination ; c'est une fascination de toute une vie et une source d'inspiration. Des rythmes vibrants des cercles de tambours d'Afrique de l'Ouest à la perlerie complexe des artisans Maasaï, chaque coin de ce continent détient un trésor de traditions à découvrir. À travers mes écrits, je vise à partager la beauté, la diversité et la résilience des cultures africaines avec le monde. E-mail: [email protected] / Linkedin
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